dimanche 21 mars 2010

Hommage à la revue Sindibad

Du fait de la présence d’une forte communauté européenne et d’une influence occidentale très marquée au cours du dernier siècle, l’Egypte a longtemps été en avance sur le reste du continent en matière de liberté de la presse. 

C’est très vrai en matière de caricatures, puisque ce pays a abrité les premiers dessins de presse dès la fin du 19ème siècle et les premières caricatures de l’histoire moderne africaine pendant la première guerre mondial. Les premiers caricaturistes, l’espagnol Juan Sintès et l’arménien Alexandre Sâroukhân (1989 ? 1977), par exemple, étaient d’ailleurs des étrangers.

Mais l’Égypte est également le premier pays africain à avoir lancé une revue pour les enfants au sens moderne du terme, précédant de deux années la première tentative en Afrique noire avec la revue rwandaise Hobe.
C’est en effet le 03 janvier 1952 que la maison d’édition Dar el Maaref lance Megalled Sindibad, magazine laïc de langue arabe entièrement destiné aux enfants. Le maître d’œuvre et le dessinateur principal en était l’aléxandrote Hussein Amin Bikar (1912 – 2002). Diplômé des beaux arts en 1933, celui-ci avait déjà une belle carrière de portraitiste derrière lui et avait déjà travaillé en tant que dessinateur et poète pour la revue Akhbar Al-Yom en 1945. Il avait également touché à la caricature, l’enseignement, le journalisme et la critique d’art. En tant que peintre, son œuvre principale, « The Eighth Wonder« , qui décrit l’implantation du temple de Ramses II à Abou Simbel, est considéré par beaucoup de critiques comme un classique de la peinture moderne égyptienne. Une sélection de ses œuvres est visible au Musée d’art moderne du Caire. Il fonda également le Helwan wax museum.
Bikar reçut plusieurs distinctions honorifiques nationales : la State Merit Award en 1978, la Merit Medal en 1980 et, en 2000, peu de temps avant sa mort, la Mubarak Award. Malgré cela, d’origine turque, il n’obtint jamais la nationalité égyptienne du fait de son appartenance à la foi bahà’i. Il fut d’ailleurs arrêté en 1980 par la sécurité d’État après une réunion interdite.

Dès le premier numéro, Sindibad, à coté des contes illustrés, de jeux et du courrier des lecteurs, contenait des planches de bandes dessinées.


L’année suivante, en 1953, Mario Morelli di Popolo lançait la première série africaine de l’histoire. Il s’agissait des « aventures de Zouzou« . Le personnage de Zouzou était un enfant doté d’un cheveu unique, inspiré du professeur Gibus. Espiègle, rêveur, taquin, facétieux et maladroit sont les adjectifs qui correspondent le mieux à ce personnage. Les enfants de Morelli étaient souvent son principal sujet d’inspiration. Les aventures étaient campées dans le monde Egyptien citadin, Morelli tenant compte des us et coutumes du pays où il vivait, et leur témoignait un grand respect. Toutes les aventures finissaient avec une ?morale? du type : « si j’avais su ».
Ces aventures étaient en arabe, comme tout le journal. Mais les brouillons étaient écrits en français car Morelli, tout en étant italien, avait suivi une scolarité dans une école française (saint Vincent de Paul) à Alexandrie.


La biographie de Mario Morelli di Popolo est intéressante car elle permet d’avoir une vision de ce qu’était le multiculturalisme égyptien du début du siècle.
Né à Pontassieve, en Italie, en 1901, celui-ci émigra en Égypte avec ses parents en 1907, à Alexandrie. Obligé de travailler dès 15 ans (comme comptable) du fait du décès prématuré de son père, il vécut en Egypte jusqu’en 1938 année où, veuf avec quatre enfants, il fut obligé de quitter le pays pour éviter l’internement des italiens par les anglais. Il « retourna » donc à Florence où il prit un emploi de fonctionnaire pour nourrir sa famille.
A la fin de la guerre, Mario Morelli di Popolo, était dans un camp de réfugiés de guerre à Cinecittà (Rome), considéré par les uns comme fasciste car il avait travaillé au ministère de l’agriculture à Florence et comme anti-fasciste par d’autres car il avait tenté d’éditer un fascicule de caricatures sur Mussolini et Hitler.
Il retourna en 1947 dans ce qui était probablement sa vraie patrie et retrouva en Egypte le reste de sa famille qui y vivait toujours. Bien qu’autodidacte, sans formation spécifique, il reprit une carrière d’illustrateur, déjà entamée avant la guerre, dans la publicité dans un premier temps (Coca Cola, Johnny Walker).
En 1948, il entre dans la maison d’édition Dar el Maaref comme technicien offset avant d’y devenir illustrateur de livrets pour enfants et de livres scolaires.
Enfin, en 1952, il participe à la création de ce magazine pour enfants, initiative totalement inédite au sud de la Méditerranée. Hebdomadaire, Sindibad était vendu aussi en collection reliée tous les trimestres. Certaines années (comme celle de 1952) furent rééditées en totalité.
En dehors de « Zouzou« , Morelli créa ponctuellement d’autres personnages plus éphémères, créa le logo du magazine, illustra les aventures des ?milles et une Nuit? pour un autre éditeur, dessina des publicités et quelques encarts.
En 1958-1959 il réalisa le certificat qui était donné aux pèlerins se rendant à la « Mecque » attestant que la personne était « El hadj ». Il ne put le signer, étant européen et chrétien, donc non-musulman.
Puis, en mars 1960, ce fut le départ de l’Egypte du fait du non renouvellement du permis de séjour par le gouvernement, par la suite la revue fut arrêtée en juillet de la même année, après 27 numéros.
Il mourut le 19 octobre 1969 à Florence sans recevoir aucune reconnaissance pour son travail d’illustrateurs de livres scolaires pour l’éducation nationale égyptienne ou d’auteur de bandes dessinées.


« Les aventures de Zouzou » étaient signées jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Gamal Abdel Nasser qui interdit aux étrangers travaillant dans les médias de signer leur oeuvres.
Météorite inédit et oeuvre de deux « apatrides », Sindibad restera dans l’histoire comme le premier journal africain pour les enfants (un autre titre de bonne qualité, Samir exista cependant en parallèle). Il est aussi l’une des nombreuses traces visibles du fourmillement culturel tout à fait remarquable du milieu cosmopolite francophile et francophone que représentait Alexandrie et l’Egypte de cette première moitié du siècle avant que la panarabisme cher à Nasser ne vienne y mettre un brutal coup d’arrêt. Si on ne peut refaire l’histoire, il est toujours temps de lui rendre hommage.

Par Christophe Cassiau-Haurie - Source de l'article BD Zoom