Soundiata Keïta, Chaka Zoulou, la reine Pokou…
Créé par une équipe d’auteurs et illustrateurs, Scarf est né à l’occasion d’un concours organisé lors du festival Togo BD, en novembre 2017. Mais il ne s’agit pas de la première initiative du genre pour Paulin Koffivi Assem. Dès 2008, l’éditeur lançait, à 28 ans, la revue Ago Fiction, qui croisait son goût pour les comics américains et les mangas japonais et son intérêt pour la science. « Je voulais proposer des livres accessibles à tout le monde, peu chers car imprimés en noir et blanc, avec des personnages tirés des mythes africains. La BD me paraissait un support idéal pour amuser mais aussi pour instruire les enfants. »
Faire connaître aux plus jeunes le passé ? Bien des figures héroïques parcourent l’histoire de l’Afrique. Le souverain mandingue Soundiata Keïta n’est-il pas l’exemple même du super-héros, incapable de marcher jusqu’au jour où, à 7 ans, il se dresse enfin, miraculeusement débarrassé de son handicap ? Il révèle alors les capacités supérieures d’un redoutable chef de guerre et devient le héros fondateur du royaume du Mali, au XIIIe siècle. On songe aussi à Chaka Zoulou, à Lat Dior, à la reine Pokou, aux Amazones du Dahomey…
Cependant, pour ses BD, Paulin Koffivi Assem a préféré s’affranchir de la dimension purement historique. « Je voulais des histoires fortes et originales qui me rappellent les comics que j’avais aimé gamin, explique-t-il. Nous nous sommes donc donné plus de liberté dans notre démarche. J’ai misé sur des héros qui pouvaient être inspirés de l’histoire, mais aussi transformés ou inventés de toutes pièces par les scénaristes. »
Ainsi, une BD met en scène Dzitri, fondateur en 1630 de Lomé. Pour Ago Fiction, ce dernier est devenu un fantôme que l’état pitoyable de la ville empêche de trouver la paix. Le fantôme investit l’esprit d’un enseignant, qu’il charge d’assainir la ville et de régler des problèmes en lui conférant des capacités de téléportation et de mutation physique. « Nous avons ainsi réinventé le mythe de Dzitri, un être chargé de régler les problèmes de corruption, de circulation ou d’écologie en s’adressant aux personnes concernées : commerçants, politiciens, etc. »
Les quatre premiers albums d’Ago Fiction, édités en 2007 et 2008, n’ont pas rencontré un succès suffisant pour que l’éditeur puisse poursuivre. « Le marché n’était pas forcément prêt, nos prix pas assez ajustés, et les lectrices voulaient du sentiment plutôt que des muscles. » Il attendra deux ans pour se relancer dans l’aventure, puis sept de plus pour coordonner la parution de Scarf avec la sortie cinéma de Black Panthers, dont il espérait même obtenir les droits afin d’éditer une version togolaise du Marvel américain.
Un genre encore peu connu et médiatisé
Car la problématique économique des super-héros de papier demeure essentielle, le genre étant encore peu connu et médiatisé en Afrique francophone. C’est à cette question que s’est confrontée l’auteure et illustratrice Reine Dibussi. Pour sa BD Mulatako, elle a dû s’improviser éditrice, distributrice et cheffe de promotion. Mais qu’importe ! La jeune femme était animée par son désir de faire connaître les peuples de l’eau, les Sawa du Cameroun, dont elle est originaire.
Formée aux arts graphiques et spécialisée en illustration numérique, Reine Dibussi a tiré le fil de son histoire du mythe de Mami Wata. « J’en avais une idée un peu floue, je connaissais mieux les cultures gréco-romaines ou anglo-saxonnes et leurs représentations des sirènes. Le manque de connaissance sur ma culture d’origine m’a poussée à en savoir plus. Je me suis dit : autant commencer par l’endroit d’où je viens puis élargir à l’Afrique. » C’est ainsi que Mulatako est devenu en 2017 le premier tome d’une série d’albums à paraître.
Comme les productions d’Ago Fiction, la BD de Reine Dibussi se propose d’être une totale recréation. L’auteure met en scène une communauté subaquatique, les Miengu, au sein de laquelle les jeunes se forment intellectuellement, spirituellement et militairement. Malheureusement, l’harmonie de la communauté va être brusquement interrompue, obligeant certains membres du clan à prendre le chemin de l’exil.
L’album retient l’attention par son univers graphique, l’originalité du dispositif et les couleurs de cette nouvelle cosmogonie aquatique. Campées avec un certain féminisme, les super-héroïnes n’ont pas encore eu l’occasion de sauver le monde, mais ce premier tome justement intitulé Immersion installe une situation surréaliste et laisse présager de nombreux combats et merveilles.
Lutte contre la corruption et défense des albinos
En Afrique du Sud, le peintre, auteur et illustrateur Loyiso Mkize a lui aussi lancé un super-héros. Kwezi, son personnage, est un jeune homme de 19 ans qui habite un squat, utilise un smartphone et manie aussi bien les mots doux que ceux de la rue. La découverte de ses super-pouvoirs va s’accompagner d’une réflexion sur sa responsabilité. Que faire de cette puissance particulière ? Car comme pour ses pairs togolais ou camerounais, il n’est pas question pour Kwezi de pencher vers le mal. Il va donc s’en servir pour lutter contre la corruption et agir avec droiture partout où l’on réclame son intervention.
Dans leur poursuite du bien, les super-héros africains s’inscrivent dans la tradition des premiers archétypes du genre. Christophe Cassiau-Hauri, auteur d’un Dictionnaire de la bande dessinée d’Afrique francophone, rappelle que « les super-héros sont nés dans le contexte particulier de la seconde guerre mondiale, chez les illustrateurs juifs américains, pour lesquels il s’agissait d’imaginer des personnages capables d’en finir avec les puissances du mal absolu, autrement dit Hitler et le nazisme. C’est ainsi que des immigrés juifs européens aux Etats-Unis ont créé des super-héros comme Superman ou Spiderman. Par la suite, la référence au nazisme va disparaître ».
D’abord éditée à compte d’auteur en 2014, Kwezi est devenue très rapidement une BD populaire, dont le succès a encore grandi lorsqu’elle a été reprise dans le circuit classique de l’édition et diffusée dans d’autres pays d’Afrique anglophone. « Elle est particulièrement populaire au Nigeria,souligne Christophe Cassiau-Hauri, car Kwezi y représente un personnage fort, emblématique de la lutte contre Boko Haram. » De fait, pour les super-héros africains, il ne s’agit pas d’exprimer des angoisses existentielles, de lutter contre des extraterrestres ou d’empêcher la fin du monde, mais plutôt de répondre à des problématiques sociales.
Au Togo, Paulin Koffivi Assem a ainsi lancé un nouveau héros, Super Albinos. Homme-plante, il absorbe l’énergie du soleil pour la transformer en énergie musculaire. Il a été modifié par un savant fou qui était albinos lui-même et qui veut venger tous les albinos que l’on menace ou discrimine sur Terre.
Technologies numériques, imaginaires scientifiques
Répondre à un appel de grandeur, à une soif de justice, se dépasser à travers un physique et des capacités augmentées pour améliorer ce que la Terre abîme ou ce que les hommes défont : n’est-ce pas au fond une manière de tourner le dos à la réalité du continent pour, à défaut de héros véritable, en inventer d’autres, forcément parfaits puisqu’ils appartiennent à l’avenir ? C’est l’analyse d’Oulimata Gueye, commissaire d’exposition et spécialiste des cultures numériques africaines.
Pour elle, « on peut situer ce type de BD dans un ensemble plus vaste où l’image imprimée rejoint celle, en mouvement, du jeu vidéo et du dessin animé ». À cet égard, elle cite pêle-mêle le studio d’animation Pictoon, créé au Sénégal en 1998, le combo CD/BD Captain Rugged, du Nigérian Keziah Jones, le jeu vidéo camerounais Aurion, les studios nigérians YouNeek ou encore le travail mené auprès des plus jeunes par les éditions Wakatoon avec Essi dans la forêt des monstres, qui est à la fois une histoire scénarisée par l’Ivoirienne Marguerite Abouet et un album de coloriage numérique interactif.
« Ces différentes approches révèlent le moment de mutation que vit actuellement l’Afrique, avec une appropriation des technologies numériques, des imaginaires scientifiques et de l’espace, puisque avec le smartphone on est partout à la fois, poursuit Oulimata Gueye. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que l’esthétique du super-héros ait émergé. » Ici et ailleurs, dans les airs et sous l’eau… Le super-héros africain rend fort et rassure car il peut tout, y compris pour améliorer le monde actuel.
Serait-il un signe d’une participation active, créative et originale au monde actuel ? Sur ce point, Oulimata Gueye nuance : « Le super-héros africain est aussi la preuve que nous sommes entrés dans une ère ultra-libérale techno-scientifique qui se veut le modèle unique et qui se développe à l’échelle planétaire.
Par Kidi Bebey - Source de l'article
Le Monde