Les albums de bande dessinée ne sont plus simples divertissements. Ils sont aujourd’hui outil de réflexion, de témoignage, d’information et d’analyse. Illustration du phénomène avec « Le Printemps des Arabes » (éditions Futuropolis – 112 pages). Un éclairage percutant.
Alors que l’Égypte est une fois de plus dans la tourmente et sous les feux des contradictions, alors que la Syrie bascule dans l’horreur et que bon nombre d’autres pays arabes ne sont pas encore sortis d’un tunnel bien sombre et cacophonique, Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomes, un historien et un dessinateur, mettent leur talent en commun pour une plongée effarante au cœur de ce printemps qui a tout l’effet d’un jeu de domino qui n’en finit pas de s’écrouler.
Conjointement, ils signent ce Printemps des Arabes, une narration aux dessins et bulles qui en disent long sur la fracture d’une chaîne de pays réduits à la pauvreté, à la misère, à l’ignorance, à la paupérisation, à l’analphabétisme, aux répartitions nationales inéquitables, aux dictatures et aux émergences islamistes extrêmes.
D’abord un petit mot d’introduction sur les deux auteurs. Pour le récit, bondissant, passant d’une frontière à une autre, fouillé et réservant bien des surprises (surtout pour ceux qui ne lisent pas régulièrement la presse), la plume documentée et acérée de Jean-Pierre Filiu.
Historien, arabisant, spécialiste de l’islam contemporain, professeur à Sciences Po Paris, auteur de plusieurs ouvrages (notamment Le nouveau Moyen-Orient, Les neufs vies d’el-Qaëda, Les Frontières du Jihad, Histoire de Gaza, tous aux éditions Fayard), Filiu voit dans la révolution arabe en cours depuis l’hiver 2010-2011 le début d’une vague historique de longue durée, une seconde Renaissance, un prolongement de la Nahda du XIXe siècle... à l’accouchement lent et douloureux.
Pour les dessins et les couleurs (grisaille et tonalités olivâtres), la touche de Cyrille Pomes, illustrateur de la Vie actuelle qui a à son actif plusieurs ouvrages, en solo ou en travail collectif. On cite, entre autres, Le jour où..., Sorties de route, Chemins de fer et Vies tranchées... Contours des images sans douceur, portant la griffe des combats agressifs et attitudes musclées tout en ne manquant pas d’une certaine ironie où caricature et réalisme ont bon vent.
Images fortes, sans concessions ni fioritures pour ce reportage d’une carte géographique aux remous sanglants et violents, dans une région perturbée.
Pour les peuples du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, 2011 aura été une année sans précédent. Des millions de personnes, de tous âges et de toute condition, ont envahi les rues pour exiger une liberté qui leur a tant été contestée et revendiquer plus de justice, plus de respect et de dignité. Ce sursaut a prouvé que ces aspirations sont profondément humaines et universelles.
À la lumière de ce sursaut, le tandem Filiu et Pomes offre aux lecteurs un voyage au cœur de l’enfer des êtres qui se battent pour un peu de pain, de paix, de confort minimal, de soins humains et d’espace à rêver.
L’engrenage remonte, par l’image et le verbe, à Sidi Bouzid en Tunisie. La police locale confisque sa charrette et sa balance à un jeune marchand ambulant de fruits et légumes, qui n’avait que cela pour faire vivre sa mère et ses six frères et sœurs. En un geste de protestation ultime face aux brimades, aux humiliations et à la corruption qui durent depuis des années, Mohammad Bouazizi s’immole par le feu. Cri et geste de désespoir et d’absolue détresse.
Mais tous les yeux et les oreilles des gouvernants, repus, arrogants, impitoyables, tyrans, sont scellés. Aveugles et sourds aux autres. Gens de caste qui ont refusé de voir autre chose que leur gloire vaine.
Ce sacrifice provoque des émeutes qui gagnent la Tunisie toute entière. Un régime despotique, qui paraissait invulnérable, est balayé en trois semaines. Et le serpentin, domino contagieux, prend de l’ampleur. Le printemps arabe, dont l’étincelle a jailli de la révolution du Jasmin, vient de commencer.
Les dictatures tombent en Égypte, puis en Libye. Du Maroc à Bahreïn, en passant par le Yémen et la Syrie, aucun pays n’échappe à ces défis révolutionnaires portés par une jeunesse militante et relayés par les réseaux sociaux, nouveau cheval de bataille des foules et imparable moyen de communication et de révélation des vérités qu’on ne peut plus maquiller.
C’est en revenant au plus près de ces événements marqués par le sang et les répressions que les deux auteurs replacent le tourbillon houleux de cet effritement. Ils jettent la lumière sur ceux et celles qui en furent les acteurs. Des femmes et des hommes qui payèrent de leur vie cet engagement pour un certain changement (à défaut de changement certain !), pour un brin d’espoir.
Rien n’est encore dit ni écrit. Le feuilleton du monde arabe continue. On n’a qu’à regarder tous les soirs les écrans de télévision. Mais cet album sans concession, en citant presque une soixantaine de noms, des gouvernants et simples acteurs des pays arabes, et par-delà les images de ruines, de destruction, d’abomination et d’apocalypse, apporte une vue constructive sur un effondrement qui n’en finit pas de faire des vagues.
Pour la gloire de ces hommes et de ces femmes qui se sont levés pour reprendre en main leur destin, la phrase finale, dans une atmosphère de chaos et de confusion, reste une pensée à méditer : « La liberté se mérite chaque jour et la démocratie est trop humaine pour ne pas être
fragile. »
* L’ouvrage « Le Printemps des Arabes » de Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomes (éditions Futuropolis – 112 pages) est en vente à la librairie al-Bourj.