L'univers d’un jeu vidéo influence positivement la motivation dans l’apprentissage
Un jeu africain de faible qualité ludique est sérieusement efficace en ayant une forte composante socio-culturelle.
Il existe des jeux vidéo auxquels on joue sans voir le temps passer, alors que d'autres sont abandonnés sans regret après quelques minutes. Nos expériences antérieures de jeu affectent nos choix et pratiques ludiques postérieures. Ainsi un «hardcore gamer» est parfois plus exigeant et regardant sur la qualité ludique, l’univers, le gameplay ou la scénarisation d’un jeu.
Le souhait de tout joueur professionnel de jeu vidéo c’est d’atteindre le nirvana, cette
zone de flow où l’équilibre challenge-compétence permet au joueur d’être transporté dans l’univers même du jeu avec lequel il ne fait qu’un. Cependant, plus on est un joueur expérimenté, plus il est difficile d’atteindre cet état de jouissance. Et lorsqu’on est un joueur occasionale (casual gamer) ou joueur ordinaire moins expérimenté, il est moins difficile d’atteindre sa zone de flow
[1].
Le plus important, ce n'est pas la compétition (challenge) ou la compétence (skills), mais bien la relation entre les deux. C'est elle qui permet au joueur d'atteindre « la zone ». Si votre niveau est faible et que la compétition l'est aussi, ou si votre niveau est élevé et que la compétition l'est aussi, alors vous pouvez le faire.
À l'inverse, si vous êtes outsider, vous serez dépassé par l'ampleur de la tâche et,
d'après Csikszentmihalyi, c'est du stress (anxiety) que vous ressentirez, pas le Flow. Et si votre adversaire est trop faible, vous tomberez dans l'ennui (boredom).
Je m'y reconnais
Une littérature scientifique abondante analyse les facteurs déterminant la motivation et affectant l’expérience de jeu d’un joueur : la théorie des usages
[2] et gratifications
[3], la théorie du flow
[4] et la théorie de l’autodétermination
[5]. En nous appuyant principalement sur la théorie du flow, nous avons mené une étude sur un jeu sérieux pour mobile dédié à l’apprentissage des modes de prévention et de traitement du paludisme : Hello Nurse.
Ce jeu a été intégré au parcours pédagogique des élèves infirmières et sages-femmes d’un établissement public à Accra au Ghana. Les résultats de l’étude menée avec un échantillon de 157 participants démontrent en effet que, des joueurs expérimentés peuvent atteindre un certain état de flow avec un jeu sérieux lorsque ce dernier contient une forte dimension identitaire ou culturelle. Autrement dit, l’Univers du jeu Hello Nurse, bien qu’ayant une faible qualité ludique
[6], est facteur de motivation et influence très positivement l’expérience de jeu des joueurs.
L’univers est une composante du « décorum »
[7] qui contient à la fois les productions graphiques et sonores de même que les éléments scénaristiques soutenant la motivation des apprenants-joueurs. Cette composante est prise en charge dans la conception par les concepteurs du jeu, bruiteurs, graphistes, scénaristes, etc., et constitue un levier supplémentaire pour articuler apprentissage et motivation.
L’univers de Hello Nurse fut noté principalement en fonction du soin accordé à la qualité graphique, du son et à la familiarité que les infirmières et sages-femmes peuvent y trouver en relation avec leur réalité quotidienne. Nous avons mesuré ce critère au travers de trois assertions sur lesquelles les participants ont exprimé leur degré de satisfaction.
Figure 1: Evaluation de l'Univers dans Hello Nurse
À la première affirmation, « Ce jeu, avec les personnages et le décor, était proche de ma réalité », 45% sont d’accord et 19% déclarent être ‘Tout à fait d’accord’ ; contre seulement 11% qui ne sont point d’accord. Elles ont beaucoup apprécié la qualité du graphisme et des scénarisations avec des dialogues avec un langage argotique : et l’univers graphique qui reflète un environnement culturel familier.
Par exemple, les éléments de rétroaction et interjections dans le jeu ont été réalisés en langue locale, le twi, et cela stimule les joueurs-apprenants. Dans le jeu, après une tentative infructueuse, le joueur se voit interpellé par l’expression : « Okro Mouth », qui signifie littéralement, « ta bouche glisse comme le gombo ».
Pour la majorité des participants, Hello Nurse était leur premier jeu mobile avec tous les personnages africains et des contenus pédagogiques aussi proche de leur réalité. De toutes les applications installées dans leur mobile, Hello Nurse est le seul où le personnage est Akan
[8] et s’exprime avec des expressions locales.
Figure 2: Scène de dialogue entre l’héroïne Adwoa et les membres de la communauté.
Les concepteurs de Hello Nurse,
Leti Arts, tout comme ceux d’Aurion : Kiroo Games, « reprennent dans leur jeu les éléments culturels comme : l’histoire, les rythmes musicaux, le style thématiques abordées travers les thématiques abordées, ils mettent en scène certaines réalités culturelles africaines»
[9]. .
"Nous utilisons le jeu comme un moteur pour partager les expériences africaines entre nous et avec le reste du monde à travers des récits, des sons et des personnages africains »
[10], a déclaré Hugo Obi, co-fondateur de
Maliyo Games au Nigeria. « Le succès des jeux africains viendra par la culture. Une des choses qui rend les jeux africains intéressants, c’est que, contrairement aux jeux occidentaux simplement situés en Afrique qui ont tendance à exploiter des contextes de guerre, les jeux africains s’inspirent du folklore africain, des contes, des légendes » souligne
Jeanbart, un acteur de l’industrie du jeu vidéo africain.
Figure 3: Evaluation du plaisir à jouer Hello Nurse
Pour évaluer le plaisir des participants dans le jeu, nous leur avons soumis trois assertions afin de recueillir leur avis. Les résultats, comme on peut le lire sur figure, montre qu’ils sont majoritairement très satisfaits de la qualité
[11] ludique : seuls quelques-uns ( 3%) n’ont pas trouvé le jeu amusant et estiment que le plaisir ludique n’était pas au rendez-vous (6%).
Cependant, en partant du principe sus-évoqué et selon lequel les pratiques ludiques antérieures influencent l’expérience du joueur, nous avons demandé à chaque étudiant d’évaluer sa pratique des jeux vidéo, en indiquant la fréquence.
Figure 4 : Evaluation des pratiques de jeux vidéo sur mobile
Il apparaît que la moitié des participants jouent en moyenne deux heures par jour et principalement sur leur smartphone, très répandu (et abordable, à partir de 50$). Leur « indulgence » sur la qualité ludique du jeu contraste avec notre expérimentation personnelle. Nous avions constaté que les contenus informatifs primaient sur le ludique. Notre pratique des jeux de même que les savoirs mobilisés ont nettement influencé cette évaluation de la qualité ludique : plus on est joueur, plus on est critique. Or une étude expérimentale de Michel
[12] avait démontré que les joueurs ayant une faible expérience des jeux vidéo étaient plus faciles à contenter dans la notion de jeu que des joueurs réguliers. Ils sont alors satisfaits de graphismes minimaux, de mécaniques simples ou du peu de difficulté.
En définitive, l’univers d’un jeu vidéo affecte l’expérience ludique du joueur. Et les jeux sérieux produits en intégrant la réalité culturelle du joueur passent facilement la pilule éducative (ou sérieuse) lorsqu’ils intègrent véritablement des personnages et un environnement culturel similaire à celui du joueur.
Cependant la qualité ludique de ces jeux «made in Africa» doit être améliorée afin que ces jeux se déghettoïsent pour s’adresser au monde. Les développeurs de jeu vidéo africains doivent donc davantage peaufiner leur jeu afin de les rendre compétitifs selon les standards internationaux.
Et cela ne peut être possible que si les acteurs des ministères de la culture, des sciences et technologies investissent et soutiennent
[13] davantage
l’industrie émergente du jeu vidéo africain, dont le potentiel économique n’est plus à démontrer. Et au-delà de l’économique, le jeu vidéo peut constituer un facteur essentiel d'influence culturelle et économique.
[14].
Par Christian Élongué - Source de l'articel Cursusedu
Notes et référence
[1] Linda Hamdi-Kidar et Laurent Maubisson, « Les chemins d’accès à l’expérience de flow : le cas des jeux vidéo », Management Avenir N° 58, no 8 (2012): 120‑43.
[2] Katz, E., Blumler, J.G., & Gurevitch, M. (1973). Uses and gratifications research. The Public Opinion Quarterly, 37, 509-523.
[3] Rosengren, K.E. (1974). Uses and gratifications : a paradigm outlined. In J.G. Blumler, E. Katz, (Eds.), The uses of mass communications : current perspectives of gratification research (pp. 269-286). Beverly Hills, CA : Sage Publications.
[4] Csikszentmihalyi, M. (1990). Flow : The psychology of optimal experience. New York : Harper and Row.
[5] Deci, E.L., & Ryan, R.M. (1985). Intrinsic motivation and self-determination in human behaviour. New York : Plenum Press.
[6] Lavigne, M. (2014). Les faiblesses ludiques et pédagogiques des serious games. In Actes du Colloque international TICEMED (Vol. 9).
[7] Marne, B., Huynh-Kim-Bang, B., & Labat, J.-M. (2011). Articuler motivation et apprentissage grâce aux facettes du jeu sérieux. In EIAH 2011-Conférence sur les Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain (p. 69–80). Editions de l’UMONS, 2011.
[8] Groupe ethnique dominant à Accra au Ghana.
[9] Johnson, Promise Mappè. (2018). Enfants africains et loisirs à l’heure de l’économie numérique. Etat de lieux et perspectives de l’industrialisation des jeux vidéo au Cameroun. Université de Dschang.
[11] Il ne semble pas y avoir de critères communs pour dire ce qu'est un bon jeu vidéo. Certains joueurs sont plus contemplatifs et vont analyser beaucoup l'aspect visuel alors que d'autres plus actifs sont scruter les mécaniques mises en place, le type de défi, etc. Des titres se vendent sur l'aspect technique poussé alors que d'autres vont se vendre sur les façons de jouer. Du coup, à quelques exceptions près, rares sont les jeux qui plairont à tous. La génération du numérique n'est pas aussi homogène que certains pouvaient le croire.
[13] Christian Elongué, « L’industrie africaine du jeu vidéo : de la croissance à la reconnaissance. », Thot Cursus, Novembre 2018,
[14] « Jeu vidéo : le futur du soft power ? », France Culture, 29 février 2012,