Walib
Midani, programmateur informatique autodidacte et militant actif de la
Révolution, a réussi son pari fou : créer le premier studio de conception de
jeux vidéos en Tunisie. Digitalmania compte dix-neuf employés mais cherche
encore sa survie économique.
Lorsqu’on lui fait remarquer que
Digitalmania est l’unique studio de développement de jeux vidéo de Tunisie, son
fondateur, Walib Soltani Midani, 28 ans, s’en amuse : « On doit être la seule
boîte de Tunisie qui commence sa journée en jouant aux jeux vidéos, se
déride-t-il dans son bureau d’un quartier chic de la capitale tunisienne. Mais
on ne le fait pas pour s’amuser. On décrypte la programmation et le
fonctionnement de ces jeux. »
Fils
d’une banquière et d’un conseiller en nouvelles technologies, Midani fait
partie de ces jeunes diplômés qui ont porté la Révolution en Tunisie : «
J’étais dans la première grande manifestation à Tunis, le 8 janvier, à me faire
taper dessus par les policiers.»
Diplômé
de l’École supérieure privée d’ingénieurie et de technologie (ESPRIT), il
utilise ses compétences de développeur pour apporter sa pierre à l’édifice
révolutionnaire, en créant au lendemain de la révolution une application
gratuite : « Tunisia, don’t forget », téléchargée près de 5000 fois par les
Tunisiens. En secouant le téléphone de la même manière que ces Tunisiens qui
brandissaient le point dans les manifestations, différents cris de ralliement
retentissent : « Ben Ali, dégage ! », « Ben Ali, assassin ! ». L’application
permet aussi de remixer le dernier discours de Ben Ali en Tunisie, prononcé le
13 janvier 2011. « Par exemple, au lieu d’entendre « j’ai passé toute ma vie à
sauver le pays », on peut lui faire dire « j’ai passé toute ma vie à détruire
le pays », explique Midani.
Il
cherche aussi, avec des amis, à créer une agence de presse tunisienne
indépendante, appelée Tunisia reporters Agency. Mais l’agence est aujourd’hui
mise en veille, faute de moyens financiers et de journalistes professionnels. «
On a cherché à se faire aider par l’Union européenne, qui subventionne des
formations pour des journalistes étrangers, détaille Midani. Mais on a vite
abandonné. Les critères étaient nombreux et débiles. L’UE exigeait par exemple
que le site dégage un million d’euros de chiffre d’affaire, alors que nous
cherchons d’abord de quoi lancer l’agence ! » Il est aussi l’un des membres
fondateurs de fhimt.com, un site d’information ouvert à tous les blogueurs, qui
a connu plus de succès.
Il
créé enfin, en février 2012, le premier jeu en rapport avec la Révolution. Le
joueur doit reconstituer la charrette de fruits et légumes de Mohamed Bouazizi,
ce jeune homme qui a tout déclenché en s’immolant le 17 décembre 2010, après la
confiscation par la police de ses marchandises. Conçu en dix jours, cette
application mobile, disponible sur androïde, est perfectible : cinq personnes
seulement ont téléchargé le jeu. Une seconde version est actuellement en cours.
50 % de l’argent engrangé doit être reversé à une association de soutien aux
blessés de la Révolution.
Sa survie dépendra des chiffres de
ventes futurs. « Un coup de poker » pour Midani
Ce
n’est toutefois pas son engagement militant qui lui permet de gagner sa vie.
Frais émoulu de son école d’ingénieur, Midani doit développer de petits
programmes publicitaires ici et là, pour divers boîtes, telles que Citröen ou
Henkel. Mais, dans sa tête, trotte l’idée de créer son studio de développement
de jeux vidéos. Cette passion l’avait déjà conduit à créer, en 2005, la Coupe
tunisienne de jeux vidéos, un tournoi national qui réunit jusqu’à 1 200
joueurs. Il s’interrompt toutefois en 2009, faute de sponsors. « La crise
économique nous a été préjudiciable. En Tunisie, la politique est de ne pas
virer les gens en cas de crise. Mais les budgets communications sont alors
coupés par cinq ou par dix. »
C’est
à ce moment qu’il lance sa boîte, Digitalmania, avec cinq personnes qu’il
décide de former lui-même. « Il n’y a pas d’écoles de jeux vidéo en Tunisie,
contrairement à la France. On a donc tout fait en autodidacte. » Ils se mettent
à bricoler, dans un garage, des « serious game » gratuits, des jeux destinés à
des boîtes pour former leurs employés.
La
boîte n’a alors aucune existence légale. Midani négocie pendant presque deux
ans avec la BFPME, une banque tunisienne qui finance des start-up. Pendant ce
temps, des collègues l’abandonnent, ne croyant pas au projet. Midani arrivent
de temps en temps à en convaincre d’autres de le rejoindre. Il se retrouve
tantôt avec douze personnes, tantôt seul avec un collègue.
En
octobre 2011, Digitalmania voit enfin le jour. Midani constitue une équipe de
dix-neuf personnes, dont six jeunes stagiaires. Les postes attribués sont les
mêmes que ceux des studios de jeux vidéo classiques : un dessinateur, un
modélisateur, des responsables du marketing… « Mais l’équipe est ouverte »,
assure Midani. « Tous ceux qui ont des idées de jeu peuvent nous en faire part
sur notre site et venir. »
Quatre
jeux sont aujourd’hui en préparation : deux sur Facebook (« Une étude a montré
que 50% des gens qui s’y connectent n’y vont que pour jouer ! », souligne
Midani), un sur mobile et un sur Xbox 360. « Ce dernier est un mélange entre
PES et Mario, annonce Midani. Le perso principal, Sel3a, va parcourir les
bas-fonds des capitales du monde avec un ballon de foot au pied. Il devra
affronter une mystérieuse secte dans des arènes de combat. » La première ville
qu’il foulera du pied sera bien entendu Tunis. Les jeux devraient sortir au
cours de l’année.
Si
les gens de Digitalmania ne manquent pas de motivation, le studio a encore tout
à prouver. Son modèle économique est pour l’instant très fragile : tant que les
jeux en développement ne sont pas commercialisés, il ne gagne rien. Sa survie
dépendra donc des chiffres de ventes futurs. En outre, son statut de studio
indépendant signifie qu’aucun éditeur ne le soutient financièrement. « Tout cet
investissement, c’est un coup de poker », admet Midani.
La
Révolution lui a, en tout cas, permis d’être bien plus serein sur le plan des
affaires : « Aujourd’hui, on n’a plus peur que des gens peu scrupuleux viennent
nous piquer 50 % de nos bénéfices. » Une pratique courante lorsque la famille
Trabelsi était au pouvoir.
Par
Pierre WOLF-MANDROUX – Source de l’article Medinapart
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