mercredi 7 mars 2012

La révolution du jeu vidéo tunisien


Walib Midani, programmateur informatique autodidacte et militant actif de la Révolution, a réussi son pari fou : créer le premier studio de conception de jeux vidéos en Tunisie. Digitalmania compte dix-neuf employés mais cherche encore sa survie économique.



Lorsqu’on lui fait remarquer que Digitalmania est l’unique studio de développement de jeux vidéo de Tunisie, son fondateur, Walib Soltani Midani, 28 ans, s’en amuse : « On doit être la seule boîte de Tunisie qui commence sa journée en jouant aux jeux vidéos, se déride-t-il dans son bureau d’un quartier chic de la capitale tunisienne. Mais on ne le fait pas pour s’amuser. On décrypte la programmation et le fonctionnement de ces jeux. »

Fils d’une banquière et d’un conseiller en nouvelles technologies, Midani fait partie de ces jeunes diplômés qui ont porté la Révolution en Tunisie : « J’étais dans la première grande manifestation à Tunis, le 8 janvier, à me faire taper dessus par les policiers.»

Diplômé de l’École supérieure privée d’ingénieurie et de technologie (ESPRIT), il utilise ses compétences de développeur pour apporter sa pierre à l’édifice révolutionnaire, en créant au lendemain de la révolution une application gratuite : « Tunisia, don’t forget », téléchargée près de 5000 fois par les Tunisiens. En secouant le téléphone de la même manière que ces Tunisiens qui brandissaient le point dans les manifestations, différents cris de ralliement retentissent : « Ben Ali, dégage ! », « Ben Ali, assassin ! ». L’application permet aussi de remixer le dernier discours de Ben Ali en Tunisie, prononcé le 13 janvier 2011. « Par exemple, au lieu d’entendre « j’ai passé toute ma vie à sauver le pays », on peut lui faire dire « j’ai passé toute ma vie à détruire le pays », explique Midani.

Il cherche aussi, avec des amis, à créer une agence de presse tunisienne indépendante, appelée Tunisia reporters Agency. Mais l’agence est aujourd’hui mise en veille, faute de moyens financiers et de journalistes professionnels. « On a cherché à se faire aider par l’Union européenne, qui subventionne des formations pour des journalistes étrangers, détaille Midani. Mais on a vite abandonné. Les critères étaient nombreux et débiles. L’UE exigeait par exemple que le site dégage un million d’euros de chiffre d’affaire, alors que nous cherchons d’abord de quoi lancer l’agence ! » Il est aussi l’un des membres fondateurs de fhimt.com, un site d’information ouvert à tous les blogueurs, qui a connu plus de succès.

Il créé enfin, en février 2012, le premier jeu en rapport avec la Révolution. Le joueur doit reconstituer la charrette de fruits et légumes de Mohamed Bouazizi, ce jeune homme qui a tout déclenché en s’immolant le 17 décembre 2010, après la confiscation par la police de ses marchandises. Conçu en dix jours, cette application mobile, disponible sur androïde, est perfectible : cinq personnes seulement ont téléchargé le jeu. Une seconde version est actuellement en cours. 50 % de l’argent engrangé doit être reversé à une association de soutien aux blessés de la Révolution.

Sa survie dépendra des chiffres de ventes futurs. « Un coup de poker » pour Midani

Ce n’est toutefois pas son engagement militant qui lui permet de gagner sa vie. Frais émoulu de son école d’ingénieur, Midani doit développer de petits programmes publicitaires ici et là, pour divers boîtes, telles que Citröen ou Henkel. Mais, dans sa tête, trotte l’idée de créer son studio de développement de jeux vidéos. Cette passion l’avait déjà conduit à créer, en 2005, la Coupe tunisienne de jeux vidéos, un tournoi national qui réunit jusqu’à 1 200 joueurs. Il s’interrompt toutefois en 2009, faute de sponsors. « La crise économique nous a été préjudiciable. En Tunisie, la politique est de ne pas virer les gens en cas de crise. Mais les budgets communications sont alors coupés par cinq ou par dix. »

C’est à ce moment qu’il lance sa boîte, Digitalmania, avec cinq personnes qu’il décide de former lui-même. « Il n’y a pas d’écoles de jeux vidéo en Tunisie, contrairement à la France. On a donc tout fait en autodidacte. » Ils se mettent à bricoler, dans un garage, des « serious game » gratuits, des jeux destinés à des boîtes pour former leurs employés.

La boîte n’a alors aucune existence légale. Midani négocie pendant presque deux ans avec la BFPME, une banque tunisienne qui finance des start-up. Pendant ce temps, des collègues l’abandonnent, ne croyant pas au projet. Midani arrivent de temps en temps à en convaincre d’autres de le rejoindre. Il se retrouve tantôt avec douze personnes, tantôt seul avec un collègue.

En octobre 2011, Digitalmania voit enfin le jour. Midani constitue une équipe de dix-neuf personnes, dont six jeunes stagiaires. Les postes attribués sont les mêmes que ceux des studios de jeux vidéo classiques : un dessinateur, un modélisateur, des responsables du marketing… « Mais l’équipe est ouverte », assure Midani. « Tous ceux qui ont des idées de jeu peuvent nous en faire part sur notre site et venir. »

Quatre jeux sont aujourd’hui en préparation : deux sur Facebook (« Une étude a montré que 50% des gens qui s’y connectent n’y vont que pour jouer ! », souligne Midani), un sur mobile et un sur Xbox 360. « Ce dernier est un mélange entre PES et Mario, annonce Midani. Le perso principal, Sel3a, va parcourir les bas-fonds des capitales du monde avec un ballon de foot au pied. Il devra affronter une mystérieuse secte dans des arènes de combat. » La première ville qu’il foulera du pied sera bien entendu Tunis. Les jeux devraient sortir au cours de l’année.

Si les gens de Digitalmania ne manquent pas de motivation, le studio a encore tout à prouver. Son modèle économique est pour l’instant très fragile : tant que les jeux en développement ne sont pas commercialisés, il ne gagne rien. Sa survie dépendra donc des chiffres de ventes futurs. En outre, son statut de studio indépendant signifie qu’aucun éditeur ne le soutient financièrement. « Tout cet investissement, c’est un coup de poker », admet Midani.

La Révolution lui a, en tout cas, permis d’être bien plus serein sur le plan des affaires : « Aujourd’hui, on n’a plus peur que des gens peu scrupuleux viennent nous piquer 50 % de nos bénéfices. » Une pratique courante lorsque la famille Trabelsi était au pouvoir.

Par Pierre WOLF-MANDROUX – Source de l’article Medinapart

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