50 ans de bande dessinée algérienne. Et l’aventure continue, Ameziane Ferhani, éditions Dalimen, Alger, 2012
A travers l’entretien qui suit, Ameziane Ferhani, auteur de l’ouvrage 50 ans de bande dessinée algérienne. Et l’aventure continue, publié aux éditions Dalimen, propose une rétrospective de l’histoire de cet art qui est né après l’indépendance.
En tant qu’auteur d’un ouvrage qui traite de l’histoire du neuvième art en Algérie sur une période de cinquante ans, quel est l’intérêt que vous portez à cet art ?
D’abord, j’adore la BD. Cela remonte à mon enfance. Et j’ai eu la chance et le privilège d’avoir un père instituteur qui, de plus, était un adepte des nouvelles pédagogies. Il ne m’a pas non plus encouragé ! Mais, à la différence de la plupart de mes camarades d’enfance algériens, et même européens, je n’ai pas eu à subir le préjugé que leurs parents avaient pour le 9e art. J’ai lu et relu les albums illustrés des années ‘50. J’ai pu lire les albums de Tintin très jeune, de même que Le journal de Mickey… Au lycée, je suis passé à d’autres, Lucky Luke, Gaston Lagaffe, Le journal de Spirou… Je suis devenu ami avec Sid Ali Melouah et Mohamed Dorbane auxquels je dédie mon livre. Je me suis retrouvé impliqué dans l’organisation des premiers Festivals internationaux de la BD de Bordj El Kiffan (à proximité d’Alger, années 1986-1987 et 1988). Puis il y a eu le Festival méditerranéen de la BD que nous avons organisé avec des Italiens, des Tunisiens, Français, des Marocains, des Espagnols…
Comment l’idée de ce beau livre a-t-elle cheminé ?
J’y avais pensé à plusieurs reprises. Mais cela restait un vague projet et je l’avais même oublié ces dernières années. C’est lors de la quatrième édition du Festival international de la bande dessinée d’Alger en 2001, la commissaire de la manifestation et directrice des éditions Dalimen, Dalila Nadjem, m’avait proposé de présenter à Alger Benoît Peeters et François Schuiten, les auteurs des Cités Obscures. Lorsqu’elle a découvert ma vieille passion pour cet art, elle m’a proposé de réaliser ce livre.
Vous écrivez « la bande dessinée a dû se constituer ex-nihilo, s’inventer soi-même en n’ayant aucune référence nationale ». Quelles sont les influences dominantes internes et externes qui ont contribué à l’émergence du neuvième art en Algérie ?
En présentant la BD au sein de l’histoire culturelle du pays, j’ai constaté que tous les arts préexistaient avant la colonisation : la musique, la danse, l’art pictural, le théâtre dans ses formes populaires anciennes comme les gouals (ou diseurs), griots du Maghreb, ou la halqa (séance), la littérature qui remonte à Saint-Augustin mais, surtout, à celui que l’on considère comme le premier romancier de l’humanité, Apulée de Madaure (aujourd’hui M’daourouch), près de Souk-Ahras… La BD est donc le seul art apparu après l’indépendance. Et je parle d’une naissance ex-nihilo parce qu’elle ne disposait d’aucune filiation, héritage ou repère antérieur.
Les illustrés de petit format des années cinquante a constitué la lecture BD essentielle de la génération d’enfants de la guerre d’indépendance : Rodéo, Zembla, Mandrake le Magicien…
Blek le Rock, trappeur américain d’origine bretonne qui luttait contre les Anglais pour l’indépendance des États-Unis et créé par des Italiens en 1954, année du début de la guerre en Algérie a, par « transfert » symbolique, été « vu » comme un héros anticolonialiste algérien. Il y a eu aussi les comics américains traduits en français. La première BD, Naar et les sirènes de Sidi-Ferruch, de Aram (1967), présente une sorte de Superman algérien aux prises avec ces belles créatures du cosmos.
Le premier chapitre est consacré à une présentation générale des différents arts existant en Algérie. Comment cette partie s’intègre-t-elle dans le cadre de l’histoire de la bande dessinée ?
J’ai voulu situer la BD algérienne par rapport à l’ensemble de l’histoire culturelle de l’Algérie. Après un demi-siècle, une telle amplitude de vision était nécessaire. Et j’ai pu montrer que, non seulement l’évolution de la BD était liée à l’histoire moderne du pays mais que la BD partage avec les autres arts un destin commun, des similitudes même, des périodes identiques, des passerelles parfois.
Quels sont les liens que le neuvième art contemporain entretient de nos jours avec la tradition picturale, théâtrale, littéraire et cinématographique notamment ?
Ils ne sont pas évidents. Peu visibles en tout cas. Mais concernant la nouvelle génération, les passerelles avec l’art contemporain sont perceptibles, de même qu’avec le design. Le théâtre ? Non, je ne crois pas. La littérature non plus, bien qu’une très jeune auteure, Myriam Zeggat, ait réalisé une belle et intelligente transposition à Alger, aux derniers jours de la guerre d’indépendance, du roman de Günter Grass, Le Tambour. Le cinéma, certes, puisque la BD a depuis longtemps adopté des formes de découpage et de démonstration du 7e art. On retrouve cela présent chez les pionniers et encore plus fort dans la deuxième génération qui réunit des enfants de la télé, de la vidéo, voire de l’art-vidéo…
Quelle est la nature du lien entre la presse, la bande dessinée et la caricature ? Quel est le contexte dans lequel le dessin de presse et la caricature ont fait florès ?
La presse algérienne a joué un rôle décisif dans l’apparition du 9e art en Algérie. Alors que dans le monde entier ce sont des magazines spécialisés qui ont joué ce rôle de promotion et de diffusion. La première BD a été publiée en 1967 par Algérie-Actualité qui a aussi édité le premier album algérien en 1968, Moustache et les Belkacem de Slim, une vision par l’humour de la Bataille d’Alger, sur une idée originale du réalisateur Merzak Allouache. Il n’y avait dans les années soixante que deux ou trois titres de presse quotidienne qui appartenaient tous à l’Etat. La presse a accueilli aussi les caricaturistes et dessinateurs de presse. On a vu ainsi Slim à El Moudjahid puis Algérie Actualité, ou le vétéran Ahmed Haroun, qui travaille toujours à El Chaab. Ils rivalisaient d’ingéniosité pour faire passer des « messages » à la barbe de la censure, si bien que même lorsqu’ils traitaient d’un « banal » sujet de société, les lecteurs et lectrices allaient les lire au troisième, sinon au quatrième degré ! Mais Slim, particulièrement, a pu aller plus loin dans les audaces parce que Algérie Actualité bénéficiait d’une certaine permissivité et que la rédaction combattait pour l’accroître. A partir de 1988, les journaux indépendants naissent et tous s’attachent les talents d’un dessinateur. Maz à El Watan, Dilem à Liberté, Ayoub à El Khabar, Ammari à La Tribune, etc. Dans les années ‘90 naissent des journaux satiriques dont le fameux El Manchar (la Scie). Là, le dessin de presse va fleurir et passer à la vitesse supérieure s’engageant à fond dans les enjeux terribles de cette période. Les nouveaux dessinateurs vont droit au but, produisant des dessins caustiques, parfois même acides.
Quel a été le rôle d’Internet dans la vulgarisation et la promotion du neuvième art ?
Internet joue un rôle essentiellement pour les nouveaux auteurs. Plus jeunes, ils sont nés avec un clavier au bout des doigts, ce qui n’est pas le cas de leurs aînés. Ils sont branchés sur tous les réseaux en permanence. Ils ont capté les sources de la BD à travers ce média et, à leur tour, ils y diffusent leurs travaux. Certains ont leurs propres blogs ou sites. Parmi les anciens, certains se sont mis à utiliser cet univers virtuel. Slim est un des premiers à avoir créé son site.
Existe-t-il de nos jours d’autres moyens qui favorisent la création et la diffusion, voire la popularisation de la bande dessinée en Algérie ?
Pour la popularisation de la BD aujourd’hui, il y a d’abord le Festival international de la BD d’Alger, le FIBDA. Il en est à sa 5e édition en 2012. Il a joué un rôle décisif, salvateur même, car la discipline était en perdition. En exposant les anciens et en leur rendant hommage, en lançant les nouveaux créateurs et en les appuyant, en invitant de grands noms de la BD mondiale, le FIBDA a rouvert la boîte de Pandore du 9e art algérien. Dans son sillage, une dynamique est née, des revues, des maisons d’édition… Les jeunes en veulent, des anciens reprennent. Bref, ça bouge. Mais il reste énormément à faire. Le marché du livre est encore faible et peu structuré, ce qui touche aussi la BD. La question des scénarios et des scénaristes reste un talon d’Achille bien que des progrès sont enregistrés. Dans mon livre, je rêve à hauts mots d’un plan de développement de la BD en Algérie.
Vous répertoriez deux générations de bédéistes, de l’indépendance à nos jours. Quels ont été les critères de cette classification générationnelle ?
Une génération démographique ne correspond pas toujours à une génération artistique ou culturelle, ni même sociologique puisque pour une génération sociologique, on ajoute aux critères démographiques le partage d’évènements, de valeurs, etc. Tandis qu’une génération artistique peut recouvrir plusieurs générations démographiques et/ou sociologiques dans la mesure où une tendance artistique peut se prolonger au-delà du cycle de renouvellement de la population ou, encore, au-delà d’une forme dominante d’organisation de la société. Il y a toujours un décalage, rarement une superposition des trois… Pour ma part, j’ai travaillé sur les trois types en tentant d’y classifier les bédéistes. Il fallait que j’offre au lecteur des repères de lecture et d’interprétation de cette histoire. J’en suis donc arrivé à définir deux générations de créateurs en retenant deux critères : celui de la naissance, selon que l’auteur soit né avant ou après 1962, année de l’indépendance, et celui des premières publications ou apparitions publiques, selon qu’elles aient eu lieu avant ou après 1988, date fondamentale puisque c’est dans cette année qu’ont éclaté les émeutes d’Octobre, entraînant des changements importants, en tout cas parmi les plus importants depuis l’indépendance : la nouvelle constitution de 1989, l’apparition du multipartisme et des libertés d’expression qui ont donné une presse indépendante des pouvoirs publics, l’ouverture sur une économie de marché… Les créateurs, comme les citoyens d’ailleurs, les ont intégrés comme marqueurs d’une nouvelle époque. La création s’est libérée et a conquis des espaces importants d’expression, apportant son lot d’audaces et d’impertinences que l’on peut aujourd’hui voir en ouvrant un journal, en lisant un roman ou en parcourant un album de BD.
Quelles sont les caractéristiques de la première génération en matière de thèmes et des caractéristiques iconiques ?
La première génération est née avant 1962 donc. Elle a été élevée dans le bain nationaliste, partageant avec les familles d’appartenance l’idéal de l’Indépendance. Sa formation de base est une formation essentiellement livresque ou littéraire acquise en langue française dans l’école publique mais avec un enracinement dans la culture populaire algérienne.
Certains d’entre eux ont fait, parallèlement à l’école française, la medersa du quartier ou du village, apprenant le Coran et la culture religieuse d’ensemble. Du point de vue du 9e art, ce sont les petits albums illustrés des années cinquante qui ont dominé leurs sources artistiques. Mais ils ont lu aussi, pour certains, Tintin ou d’autres BD de l’époque. Ils ont eu la chance, peut-être la seule, de participer à l’extraordinaire aventure de la revue « M’Quidèch » (1969/1974) qui a été, pour eux, un formidable canal de diffusion ainsi qu’une école d’apprentissage de leur art. Puis, comme cela gênait les conservateurs, la revue a été arrêtée de manière insidieuse. Et après cette formidable percée, unique dans le monde arabe, musulman et africain, les auteurs se sont retrouvés livrés à eux-mêmes dans un contexte de monopole étatique sur l’économie et la culture.
Qu’en est-il de la deuxième génération ?
La deuxième génération est née après l’indépendance et la plupart de ses membres a grandi durant la décennie noire. Une période de terreur et de paralysie quasi-totale de l’activité culturelle. Une période d’enfermement chez soi, état d’urgence, couvre-feu… Et dans ce désert mortifère, se développe ce que l’on appelle « la culture d’appartement ». La télévision qui, rapidement et massivement, s’ouvre aux chaînes satellitaires, apporte le monde à domicile. Puis l’informatique domestique, puis les magnétoscopes, puis les DVD et puis Internet. Dans ce déluge intime d’images, c’est donc le film d’animation qui a nourri les enfants et les jeunes. Japonais souvent, doublé en arabe pour la télévision algérienne. Peu d’entre eux ont découvert le 9e art par l’album imprimé. Ce qui explique que la première manifestation de résurgence de l’activité bédéiste est apparue sous la forme du manga, qualifié de « DZ-manga » qui a donné une revue, une maison d’édition, Z-Link, et des rencontres de passionnés du genre. Par la suite, la naissance en 2008 du FIBDA, le Festival international de la BD d’Alger, a ouvert d’autres horizons. Mais, globalement, il s’agit d’une génération de l’image quand la première était livresque à la base. Une génération aussi qui garde un attachement à l’histoire nationale et ses valeurs, moins fort que chez ses aînés et avec un esprit critique, voire caustique assumé, une inclination pour la dénonciation et pour la revendication de changements. Cela ne signifie pas que la première génération ait été plus conciliante. Elle a exercé durant l’essentiel des trente premières années de l’indépendance, si on excepte la parenthèse de M’Quidech, dans des conditions épouvantables de création et un bâillonnement de l’expression.
Entretien mené par Nadia Agsous - Source de l'article La cause litterraire
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