Le Qatar dans la course Girnaas est le premier studio
de développement 100 % qatari. Son but : faire des jeux vidéo intégrant une
véritable culture moyen-orientale. Succès immédiat
Le truc, assure Fatima Al-Kuwari, c’est de regarder
les camélidés. La jeune Qatarie a mis au point un test pour déterminer si un
jeu vidéo censé se dérouler dans son pays était bien conçu par des autochtones.
Elle choisit une scène en plein désert. Là où un étranger accordera peu
d’importance au camélidé, ou se dira simplement qu’il s’agit d’un stéréotype de
plus pour représenter la culture arabe, Fatima Al-Kuwari y regarde de plus près
et étudie les bosses de l’animal. Si le jeu se déroule au Qatar ou dans les
environs, le camélidé devrait être un dromadaire.
Malheureusement, le plus
souvent, il s’agit d’un chameau. Ce n’est que l’un des nombreux exemples de la
façon dont les étrangers représentent à tort le Qatar, déplore la jeune femme.
Et la mauvaise qualité des jeux qui viennent du MoyenOrient n’arrange rien.
Il
y a un peu plus d’un an, trois Qataris, Fatima Al-Kuwari, Munira Al-Dosari et
Faraj Abdulla, ont décidé de faire quelque chose pour améliorer la situation.
Ils ont voulu changer la façon dont leur pays était perçu hors de ses
frontières. Ils ont entrepris de créer des jeux de grande qualité au Qatar, des
jeux dont la région pourrait être fière, pour promouvoir la culture arabe. Ils
ont donc fondé Girnaas.
Le studio n’existerait certainement pas aujourd’hui
sans le gouvernement qatari. Quand Fatima Al-Kuwari s’associe avec ses deux
partenaires, en 2012, leur société n’est qu’une idée sur le papier, ou plus
exactement un pitch à présenter à un concours de start-up lancé par ictQatar,
le ministère des Technologies de l’information et de la communication de
l’émirat. Le premier prix à décrocher est une assurance de financement, couplée
à une place au Centre d’incubation numérique du Qatar.
Chaque membre de
l’équipe fondatrice a sa spécificité : diplômée en informatique et en marketing,
Al-Kuwari se concentre sur l’aspect commercial de l’entreprise, Al-Dosari
établit la stratégie financière du groupe et Abdulla gère le service
après-vente et la communication. C’est à cette époque que le trio fait la
connaissance d’Ahmed Laiali, d’ictQatar, qui a pour mission d’entraîner les
candidats au concours, de resserrer et d’affiner leur business plan.
Le projet va faire mouche.
L’équipe Girnaas gagne sa place au Centre d’incubation numérique et Laiali, qui
en est désormais le directeur, est le premier à l’y accueillir. Mohammed
Khatatbeh, un programmeur jordanien ayant plusieurs années d’expérience dans le
développement en Jordanie et en Arabie Saoudite, est recruté
comme codeur en chef. Il est rejoint par Hossein Haydar, un Qatari tout juste
sorti d’une université malaisienne, chargé de l’animation des personnages. Les
deux hommes, qu’Al-Kuwari appelle affectueusement “les geeks”, vont former l’épine dorsale
de l’équipe technique de Girnaas.
La société est encore incomplète, mais ses effectifs ne tardent pas à être
pratiquement multipliés par cinq. Si Girnaas compte officiellement six salariés à plein
temps, elle emploie en réalité vingt-neuf personnes. Car contrairement à ce qui
se passe dans la plupart des équipes de développeurs, la plupart des membres de
l’équipe sont bénévoles : ils viennent travailler quand ils veulent, pour
esquisser des idées de nouveaux personnages ou tester de nouveaux niveaux.
Girnaas ne possède pas l’organisation d’un studio établi, mais travaille en
étroite collaboration avec la population locale, ce qui était son but, assure
Al-Kuwari. “Nous avons un gros réseau de personnes au Qatar, qui viennent ici
nous soutenir. Nous avons des dessinateurs, des animateurs, des graphistes et
nous travaillons aussi avec des développeurs indépendants…”
Les membres de
l’équipe, salariés à temps plein inclus, ne sont pas tenus à des horaires stricts.
Ils viennent parfois au bureau le weekend pour regarder un film avec leurs
collègues ou jouer à la PlayStation 3. Le studio est devenu une communauté en
soi. Pour Khatatbeh, il s’agit même d’une famille, unie par une “valeur
fondamentale” : chacun de ses membres doit avoir le sens de l’humour. Savoir
faire un jeu ne suffit pas
pour faire partie de Girnaas, il faut aussi chercher à construire une
communauté. Il faut dire que le studio aura bien besoin de cette communauté
pour développer son premier jeu.
Une fois l’équipe constituée, il lui
faut en effet une idée.
Elle se tourne donc vers le public. “Nous avons lancé un groupe de discussion
avec beaucoup de jeunes du pays – notre marché cible, en gros – et nous avons
ainsi pu recueillir leurs réactions, raconte Al-Kuwari. Nous avons cherché à
comprendre les jeux auxquels ils jouaient, ce qu’ils auraient aimé voir sur le
marché et ce que nous pouvions apporter de différent par rapport à cela.” Girnaas opte finalement
pour un jeu de course sur mobile, gratuit.
Giddam, le
premier jeu réalisé par Girnaas. fonctions en ligne et un forum permettant aux
joueurs de tuer le temps entre deux épreuves. Le jeu est baptisé Giddam,
“devant” en arabe. Fidèle à l’objectif initial, Giddam inclut de nombreux
éléments de la culture moyen-orientale dans son dispositif. Chaque avatar
représente une caricature du monde arabe : Rashid relève sa thawb (robe)
traditionnelle pour pouvoir se déplacer et Big Mama court en abaya et niqab.
Parmi les power-up, les objets qui donnent des pouvoirs, il y a le karak, du thé
au lait [et à la cardamome, très sucré], qui est la boisson nationale, et
l’agal, la corde avec laquelle les hommes fixent leur coiffe.
Les deux premiers niveaux se
déroulent dans des sites emblématiques de Doha : le quartier des affaires de West Bay et le marché à
ciel ouvert Souq Waqif. “Je vis ici et j’étais tout excité de repérer dans le
jeu les choses que je vois depuis ma fenêtre, confie Haydar. Le souk, par
exemple, j’y vais pratiquement tous les week-ends et c’est vraiment sympa de le
découvrir dans le jeu.
J’en ai marre de tous ces jeux qui représentent en fait
d’autres pays et d’autres cultures. La plupart d’entre eux n’intègrent aucun
élément spécifique des pays arabes. Ils vous collent le désert et un chameau, et
voilà !
Alors qu’en fait c’est complètement différent.” Girnaas a tiré une grande partie de son
financement initial du concours remporté pour entrer au Centre d’incubation
numérique. C’était suffisant
pour couvrir le recrutement d’une équipe et le développement de base. Mais
construire un jeu vidéo de qualité coûte cher. Fatima Al-Kuwari et son équipe
ont compris que les capitaux de départ ne suffiraient pas et se sont alors, une fois de plus,
tournés vers la communauté. Le développement du jeu était presque terminé quand
l’équipe a lancé une campagne de financement participatif sur Indiegogo pour
récolter 25 000 dollars [18 000 euros].
Les choses sont allées doucement au
début. “Le financement participatif est un concept nouveau au Qatar, explique
Al-Kuwari. Les gens, surtout le grand public, ne savaient pas ce que c’était.”
Tout le monde n’a pas accroché, mais Giddam a fini par atteindre 45
Tout le monde chez Girnaas vous dira que l’une des plus grandes
surprises de toute cette aventure, c’est la vitesse à laquelle ce jeu
arabo-centré a conquis la région. Il a été téléchargé plus de 100 000 fois au
cours des six premières semaines qui ont suivi son lancement, depuis le monde
entier mais en majorité du Moyen-Orient.
“Dans les journaux, c’était Giddam,
Giddam, Giddam, s’exclame Haydar. Nous étions tout excités.” Khatatbeh garde une
capture d’écran de l’App Store d’Apple sur son téléphone : l’icône de Giddam y
figure juste après celle de PacMan, ce qui signifie que l’application qatarie
était la plus téléchargée en Arabie Saoudite, juste après le jeu japonais.
“C’était génial, se souvient Khatatbeh. C’était très excitant. Et inattendu.”
En un an de travail avec six personnes à plein temps, Girnaas a sorti un jeu,
construit une communauté et gagné suffisamment d’argent pour continuer. Dans ses locaux, un
mur couvert d’esquisses et de prototypes de nouveaux jeux montre que l’équipe
est prête à remettre ça, encore et encore, pour les années à venir. “Girnaas,
ça veut dire ‘le sommet de la montagne’, explique Fatima Al-Kuwari. C’est notre
vision. Et c’est là que nous voulons être.”
Si l’entreprise refuse d’évoquer ses bénéfices, Girnaas est devenue
une sorte de porte-drapeau pour ictQatar. Ahmed Laiali, le directeur du Centre
numérique qatari, cite le studio en référence. Avec son expérience du financement
de jeunes entreprises, il sait parfaitement ce qu’il faut à une start-up pour
trouver le succès. L’un des éléments les plus importants est l’alchimie entre
les fondateurs.
D’ailleurs, le concours de jeunes entreprises d’ictQatar
n’accepte plus les projets présentés par un seul individu. “C’est une des
choses essentielles que vous remarquerez chez Girnaas, souligne Laiali. Il
s’agit d’une vraie équipe, et ses membres sont très complémentaires. L’un est
passionné par les joueurs et leur expérience, l’autre par le développement du
studio et de ses créations, et la dernière par le marketing. C’est exactement
le genre de combinaison que nous recherchons.” Girnaas a de grands projets pour
l’avenir. La société prévoit de sortir un jeu ou une appli tous les deux ou
trois mois, et elle a déjà quelques jeux en cours de développement. L’équipe
compte en outre actualiser tous les jeux de son catalogue au moins une fois par
mois, pour éviter que les joueurs ne se lassent et ne passent à autre chose.
Pour Giddam, cela passera par de nouvelles cartes et l’introduction de nouveaux
personnages originaires de tout le Moyen-Orient et, peut-être un jour, d’autres
parties du monde.
Source de l'article Courrier international
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