jeudi 4 décembre 2014

Jeux vidéo - Le Qatar dans la course

Le Qatar dans la course Girnaas est le premier studio de développement 100 % qatari. Son but : faire des jeux vidéo intégrant une véritable culture moyen-orientale. Succès immédiat


Le truc, assure Fatima Al-Kuwari, c’est de regarder les camélidés. La jeune Qatarie a mis au point un test pour déterminer si un jeu vidéo censé se dérouler dans son pays était bien conçu par des autochtones. Elle choisit une scène en plein désert. Là où un étranger accordera peu d’importance au camélidé, ou se dira simplement qu’il s’agit d’un stéréotype de plus pour représenter la culture arabe, Fatima Al-Kuwari y regarde de plus près et étudie les bosses de l’animal. Si le jeu se déroule au Qatar ou dans les environs, le camélidé devrait être un dromadaire. 
Malheureusement, le plus souvent, il s’agit d’un chameau. Ce n’est que l’un des nombreux exemples de la façon dont les étrangers représentent à tort le Qatar, déplore la jeune femme. Et la mauvaise qualité des jeux qui viennent du MoyenOrient n’arrange rien. 
Il y a un peu plus d’un an, trois Qataris, Fatima Al-Kuwari, Munira Al-Dosari et Faraj Abdulla, ont décidé de faire quelque chose pour améliorer la situation. Ils ont voulu changer la façon dont leur pays était perçu hors de ses frontières. Ils ont entrepris de créer des jeux de grande qualité au Qatar, des jeux dont la région pourrait être fière, pour promouvoir la culture arabe. Ils ont donc fondé Girnaas. 
Le studio n’existerait certainement pas aujourd’hui sans le gouvernement qatari. Quand Fatima Al-Kuwari s’associe avec ses deux partenaires, en 2012, leur société n’est qu’une idée sur le papier, ou plus exactement un pitch à présenter à un concours de start-up lancé par ictQatar, le ministère des Technologies de l’information et de la communication de l’émirat. Le premier prix à décrocher est une assurance de financement, couplée à une place au Centre d’incubation numérique du Qatar. 
Chaque membre de l’équipe fondatrice a sa spécificité : diplômée en informatique et en marketing, Al-Kuwari se concentre sur l’aspect commercial de l’entreprise, Al-Dosari établit la stratégie financière du groupe et Abdulla gère le service après-vente et la communication. C’est à cette époque que le trio fait la connaissance d’Ahmed Laiali, d’ictQatar, qui a pour mission d’entraîner les candidats au concours, de resserrer et d’aner leur business plan. 
Le projet va faire mouche. L’équipe Girnaas gagne sa place au Centre d’incubation numérique et Laiali, qui en est désormais le directeur, est le premier à l’y accueillir. Mohammed Khatatbeh, un programmeur jordanien ayant plusieurs années d’expérience dans le développement en Jordanie et en Arabie Saoudite, est recruté comme codeur en chef. Il est rejoint par Hossein Haydar, un Qatari tout juste sorti d’une université malaisienne, chargé de l’animation des personnages. Les deux hommes, qu’Al-Kuwari appelle aectueusement “les geeks”, vont former l’épine dorsale de l’équipe technique de Girnaas. 
La société est encore incomplète, mais ses eectifs ne tardent pas à être pratiquement multipliés par cinq. Si Girnaas compte ociellement six salariés à plein temps, elle emploie en réalité vingt-neuf personnes. Car contrairement à ce qui se passe dans la plupart des équipes de développeurs, la plupart des membres de l’équipe sont bénévoles : ils viennent travailler quand ils veulent, pour esquisser des idées de nouveaux personnages ou tester de nouveaux niveaux. 
Girnaas ne possède pas l’organisation d’un studio établi, mais travaille en étroite collaboration avec la population locale, ce qui était son but, assure Al-Kuwari. “Nous avons un gros réseau de personnes au Qatar, qui viennent ici nous soutenir. Nous avons des dessinateurs, des animateurs, des graphistes et nous travaillons aussi avec des développeurs indépendants…” 
Les membres de l’équipe, salariés à temps plein inclus, ne sont pas tenus à des horaires stricts. Ils viennent parfois au bureau le weekend pour regarder un film avec leurs collègues ou jouer à la PlayStation 3. Le studio est devenu une communauté en soi. Pour Khatatbeh, il s’agit même d’une famille, unie par une “valeur fondamentale” : chacun de ses membres doit avoir le sens de l’humour. Savoir faire un jeu ne sut pas pour faire partie de Girnaas, il faut aussi chercher à construire une communauté. Il faut dire que le studio aura bien besoin de cette communauté pour développer son premier jeu.  
Une fois l’équipe constituée, il lui faut en eet une idée. Elle se tourne donc vers le public. “Nous avons lancé un groupe de discussion avec beaucoup de jeunes du pays – notre marché cible, en gros – et nous avons ainsi pu recueillir leurs réactions, raconte Al-Kuwari. Nous avons cherché à comprendre les jeux auxquels ils jouaient, ce qu’ils auraient aimé voir sur le marché et ce que nous pouvions apporter de diérent par rapport à cela.” Girnaas opte finalement pour un jeu de course sur mobile, gratuit.
Giddam, le premier jeu réalisé par Girnaas. fonctions en ligne et un forum permettant aux joueurs de tuer le temps entre deux épreuves. Le jeu est baptisé Giddam, “devant” en arabe. Fidèle à l’objectif initial, Giddam inclut de nombreux éléments de la culture moyen-orientale dans son dispositif. Chaque avatar représente une caricature du monde arabe : Rashid relève sa thawb (robe) traditionnelle pour pouvoir se déplacer et Big Mama court en abaya et niqab. Parmi les power-up, les objets qui donnent des pouvoirs, il y a le karak, du thé au lait [et à la cardamome, très sucré], qui est la boisson nationale, et l’agal, la corde avec laquelle les hommes fixent leur coie. 
Les deux premiers niveaux se déroulent dans des sites emblématiques de Doha : le quartier des aaires de West Bay et le marché à ciel ouvert Souq Waqif. “Je vis ici et j’étais tout excité de repérer dans le jeu les choses que je vois depuis ma fenêtre, confie Haydar. Le souk, par exemple, j’y vais pratiquement tous les week-ends et c’est vraiment sympa de le découvrir dans le jeu. 
J’en ai marre de tous ces jeux qui représentent en fait d’autres pays et d’autres cultures. La plupart d’entre eux n’intègrent aucun élément spécifique des pays arabes. Ils vous collent le désert et un chameau, et voilà ! 
Alors qu’en fait c’est complètement diérent.” Girnaas a tiré une grande partie de son financement initial du concours remporté pour entrer au Centre d’incubation numérique. C’était susant pour couvrir le recrutement d’une équipe et le développement de base. Mais construire un jeu vidéo de qualité coûte cher. Fatima Al-Kuwari et son équipe ont compris que les capitaux de départ ne suraient pas et se sont alors, une fois de plus, tournés vers la communauté. Le développement du jeu était presque terminé quand l’équipe a lancé une campagne de financement participatif sur Indiegogo pour récolter 25 000 dollars [18 000 euros]. 
Les choses sont allées doucement au début. “Le financement participatif est un concept nouveau au Qatar, explique Al-Kuwari. Les gens, surtout le grand public, ne savaient pas ce que c’était.” Tout le monde n’a pas accroché, mais Giddam a fini par atteindre 45 
Tout le monde chez Girnaas vous dira que l’une des plus grandes surprises de toute cette aventure, c’est la vitesse à laquelle ce jeu arabo-centré a conquis la région. Il a été téléchargé plus de 100 000 fois au cours des six premières semaines qui ont suivi son lancement, depuis le monde entier mais en majorité du Moyen-Orient. 
“Dans les journaux, c’était Giddam, Giddam, Giddam, s’exclame Haydar. Nous étions tout excités.” Khatatbeh garde une capture d’écran de l’App Store d’Apple sur son téléphone : l’icône de Giddam y figure juste après celle de PacMan, ce qui signifie que l’application qatarie était la plus téléchargée en Arabie Saoudite, juste après le jeu japonais. 
“C’était génial, se souvient Khatatbeh. C’était très excitant. Et inattendu.” En un an de travail avec six personnes à plein temps, Girnaas a sorti un jeu, construit une communauté et gagné susamment d’argent pour continuer. Dans ses locaux, un mur couvert d’esquisses et de prototypes de nouveaux jeux montre que l’équipe est prête à remettre ça, encore et encore, pour les années à venir. “Girnaas, ça veut dire ‘le sommet de la montagne’, explique Fatima Al-Kuwari. C’est notre vision. Et c’est là que nous voulons être.” 
Si l’entreprise refuse d’évoquer ses bénéfices, Girnaas est devenue une sorte de porte-drapeau pour ictQatar. Ahmed Laiali, le directeur du Centre numérique qatari, cite le studio en référence. Avec son expérience du financement de jeunes entreprises, il sait parfaitement ce qu’il faut à une start-up pour trouver le succès. L’un des éléments les plus importants est l’alchimie entre les fondateurs. 
D’ailleurs, le concours de jeunes entreprises d’ictQatar n’accepte plus les projets présentés par un seul individu. “C’est une des choses essentielles que vous remarquerez chez Girnaas, souligne Laiali. Il s’agit d’une vraie équipe, et ses membres sont très complémentaires. L’un est passionné par les joueurs et leur expérience, l’autre par le développement du studio et de ses créations, et la dernière par le marketing. C’est exactement le genre de combinaison que nous recherchons.” Girnaas a de grands projets pour l’avenir. La société prévoit de sortir un jeu ou une appli tous les deux ou trois mois, et elle a déjà quelques jeux en cours de développement. L’équipe compte en outre actualiser tous les jeux de son catalogue au moins une fois par mois, pour éviter que les joueurs ne se lassent et ne passent à autre chose. Pour Giddam, cela passera par de nouvelles cartes et l’introduction de nouveaux personnages originaires de tout le Moyen-Orient et, peut-être un jour, d’autres parties du monde.

Source de l'article Courrier international

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