Deux journalistes ont rapporté de leurs pérégrinations en Iran les témoignages de jeunes Iraniens rencontrés dans la rue. Ils en ont fait une bande dessinée intitulée Love story à l’iranienne dans laquelle filles et garçons partagent leurs espoirs, leurs désillusions sur l’amour, la sexualité et la politique. Entretien.
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"Love story à l'iranienne" de Jane Deuxard et Deloupy est un recueil de témoignages
de jeunes Iraniens collectés par des journalistes. ©"Love story à l'iranienne"
de Jane Deuxard et Deloupy - Delcourt/Mirage
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Durant quelques heures, quelques jours parfois, ces Iraniens nous livrent ce qu’ils ont sur le coeur, ce qu’ils ne confient généralement à personne. Cette confiance, et ces histoires nous bouleversent. Le plus dur, c’est que nous ne les reverrons plus ». Ces quelques phrases écrites dans
Love story à l’iranienne (Editions Delcourt/Mirage) résument bien le travail d’enquête entrepris en Iran par un couple de journalistes qui répond d’une seule voix au pseudonyme Jane Deuxard.
Sous Mahmoud Ahmadinejad, Hassan Rohani ou encore pendant les négociations sur le nucléaire, ils se sont rendus clandestinement à maintes reprises dans toutes les grandes villes du pays pour rencontrer les jeunes.
« En tant que journalistes, nous avons évidemment suivi ce qui se passait dans le pays en 2009 avec beaucoup d’attention », nous raconte Jane Deuxard. Ce mouvement populaire de contestation également appelé 'révolte verte', a été fortement réprimé par le pouvoir, après la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad. « Nous étions curieux de savoir ce qu’il s’était passé car les journalistes ont dû déguerpir. Plusieurs d’entre eux ont été expulsés. C’était le silence total. Nous voulions donc savoir ce qu’il advenait des Iraniens. Puis, quand le printemps arabe 2011 a débuté, on s’est demandé si cela donnait des idées aux Iraniens, avaient-ils envie de recommencer ? Donc on a décidé d’y aller. »
Là bas, ils multiplient les rencontres avec, entre autres, Gila, Saviosh, Vahid, Kimia, Zeinab, Ashem et Nima, Jamileh… Dans la bande dessinée, ils sont une quinzaine de jeunes femmes et de jeunes hommes qui ont tous entre 20 et 30 ans et vivent notamment à Téhéran, Ispahan, Yadz et Shiraz.
Certains d’entre eux ont participé aux manifestations de 2009. Ils vivent, depuis, entre désillusion et désespoir de ne pas voir le pays changer même sous la présidence d’Hassan Rohani, vu comme un réformateur depuis l’étranger. D’autres s’accommodent du contrôle social et politique qui pèse sur les jeunes dans le pays, en premier lieu sur leurs relations amoureuses.
Difficile voire impossible de choisir avec qui on flirte, avec qui on couche, qui on aime, ou qui on épouse. Tout est cadré par le pouvoir…et les familles. Certain(e)s s’en satisfont quand d’autres tentent de détourner les traditions à leur avantage. C’est le cas de Gila et Mila qui se sont choisis et ont imposé habilement leur choix à leurs familles en faisant croire qu’ils ne se connaissaient pas.
Leur histoire n’est qu’un témoignage parmi tous les autres, aussi intéressants que touchants, qui jalonnent cette BD Love story à l’iranienne, intelligemment mise en images par Deloupy. Les deux scénaristes nous en livrent les coulisses dans l’entretien ci-dessous.
Comment avez-vous rencontré tous ces jeunes Iraniens ?
Quand les journalistes ne vont pas en Iran clandestinement mais avec un visa, il faut une autorisation pour partir en reportage, interviewer des Iraniens de la rue ... C’est pour ça que l’on entend peu la voix des Iraniens. Mais on avait en tête de ne pas interroger des personnes qu’on nous aurait indiquées et qui ne représenteraient pas tout le pays. On a donc voulu procéder comme pour un microtrottoir, en sillonnant toutes les grandes villes du pays, pour ne pas seulement rester à Téhéran.
On les as tous rencontrés dans des parcs. Au début, quand on se rencontrait, on jaugeait si la discussion était possible. Certains ne voulaient tout simplement pas discuter avec des étrangers ; d’autres avaient des discours tout à fait de façade pour ne rien révéler. Si on sentait qu’il y avait quelque chose de possible, on révélait notre véritable objectif. Soit ils disaient "non, on ne parle pas", soit ils étaient contents de partager. Et vu que l’on était en couple, il se créait aussi une sorte de complicité car à chaque fois on visait si possible des couples, illégitimes ou illégaux selon les lois iraniennes. On a ainsi obtenu ces confidences qui étaient parfois le fruit d’une journée de discussion.
Les thèmes de la vie de couple, du mariage, de l’amour et de la sexualité sont au coeur de votre album. Etaient-ce des sujets dont les Iraniens vous parlaient spontanément ?
Au départ, on avait très envie de parler de politique. On voulait savoir s’ils voulaient se soulever contre le régime ? Est-ce qu’après 2009 ils voulaient rempiler ? Est-ce que le printemps arabe les a inspirés ou découragés ?
C’est difficile de parler de politique pour les Iraniens parce que c’est évidemment un sujet sensible. Il ne faut pas qu’ils se fassent dénoncer alors il faut qu'il existe un vrai rapport de confiance entre eux et nous. Ils nous parlaient de politique mais finalement quand ils en venaient aux confidences, ils nous disaient que ce qui les préoccupaient le plus, c’est le quotidien et donc comment tomber amoureux d'X ou Y, comme le ou la séduire. Pour eux, ce n’est pas facile de se rencontrer, de flirter, de se marier, alors forcément, c’est un important sujet de préoccupation. Ce sont eux qui nous en parlaient spontanément parce qu’ils étaient obnubilés par ça.
En tant qu’observateurs extérieurs, avez-vous perçu un changement dans le pays avec l'arrivée d'Hassan Rohani au pouvoir en 2013 ?
Un portrait dans la BD y répond, quand l’un de nos témoins nous dit : « il faut vraiment être naïf pour penser que Rohani - un mollah parmi les mollahs, ancien ministre qui fait partie du sérail - puisse changer quoi que ce soit. »
Les Iraniens nous répétaient sans cesse que c’est le pouvoir religieux qui dirige. Le président iranien ne compte presque pour rien, il a très peu de pouvoir. Eux ne voient pas le changement. Ils espèrent quand même voir des changements économiques grâce à la levée progressive des sanctions. Les Iraniens ont ça de très particulier : ils sont à la fois fatalistes, mais ils espèrent. Jamileh, dans la bande dessinée, résume bien ça en disant « on sera peut-être un petit peu plus riches mais certainement pas plus libres. »
©"Love story à l'iranienne" (Delcourt/Mirage)
Une nouvelle révolution de la jeunesse est-elle possible ?
Il y a eu une telle répression en 2009 que ça a glacé le sang des personnes qui ont manifesté. Ils ont eu peur et n’ont pas envie de "remettre le couvert" car ils n’ont tout simplement pas envie de mourir.
Et puis, le régime a fait d’énormes "progrès" en matière de nouvelles technologies et a maintenant une longueur d’avance. Par les réseaux sociaux, les policiers arrivent avant les manifestants sur le lieu de rassemblement.
Beaucoup d’Iraniens nous ont aussi dit : « regardez ce qui est arrivé après la révolution de 1979, le pays a reculé, on y a perdu, les révolutions, c’est dangereux ». Aujourd’hui, non seulement ils craignent le régime et la répression, mais ils ont peur d’imaginer une révolution et un scénario comme en Syrie, Libye, ....
©"Love story à l'iranienne" (Delcourt/Mirage)
Pour la plupart, ils sont malheureux mais il y a aussi beaucoup de jeunes qui soutiennent un régime qui représente la stabilité. Ils préfèrent que le pays ne se transforme pas en Syrie ou Libye, quitte à devoir attendre encore quelques années pour que le pays se démocratise un peu. Il n'y a pas de révolution en vue en tout cas.
Certaines jeunes femmes, dans les témoignages que vous avez recueillis, se satisfont de la société iranienne dans laquelle elles vivent car elles n'ont pas à travailler comme les Occidentales et sont très courtisées. Quelle place est accordée aux femmes ?
Ces filles disent "on a appris à être malignes". Elles utilisent les contraintes pour les retourner et en faire des avantages. Formellement, il n’y a aucun progrès mais elles ont appris à faire avec le cadre.
Comme il y a plus d’étudiantes que d’étudiants, on pourrait penser que l’on retrouve la même chose dans le monde du travail. Mais en Iran, il y a quand même un contexte économique difficile qui fait que les places sont très chères. Et la tradition fera que vraisemblablement, si une femme postule au même poste qu’un homme, c’est lui qui l’obtiendra.
©"Love story à l'iranienne" (Delcourt/Mirage)
Les femmes sont très nombreuses aussi à l’université parce que c’est le seul endroit en Iran où les jeunes peuvent se rencontrer dans des endroits mixtes et où les contrôles sont moins tatillons que dans la rue. C’est une sorte de bulle dont ils ont envie de profiter ne serait-ce que pour flirter, se rencontrer, et dans un second temps se marier pour essayer de s’émanciper de la famille et gagner un peu de liberté.
Il y a aussi la difficulté pour les femmes de faire accepter aux familles (la leur ou celle de leur mari) qu’elles aient envie de travailler. Ce n’est pas encore inscrit dans le moeurs. Dans notre BD, une jeune femme voulait être juriste. Mais tout son entourage la dissuade, lui expliquant qu’elle ne trouvera jamais de clients parce que les hommes ne feront jamais confiance à une femme, parce qu’une femme c’est trop émotif, ce n’est pas fiable, donc elle est vouée à faire faillite si elle ouvre un cabinet d’avocat.
Et puis parfois, les femmes elles-mêmes n’ont pas envie de travailler. Il y a plein de paradoxe de ce type en Iran.
©"Love story à l'iranienne" (Delcourt/Mirage)
Pourquoi devez-vous vous cacher derrière un pseudo ?
C’est pour pouvoir continuer à faire notre travail, pour y aller sur la durée. Si on y va officiellement en qualité de journaliste, il y a automatiquement une surveillance qui se met en place et des autorisations à demander pour tout déplacement ou reportage que l’on voudrait faire. C’est un handicap qui fait qu’on n’a pas la liberté de travailler comme on le souhaite. Les Iraniens ne s’arrêteraient pas pour nous parler comme ils l’ont fait, s'ils savent que nous sommes-là officiellement et que nous sommes sous surveillance.
Voilà, pourquoi nous prenons beaucoup de précaution. Et aussi, parce que les journalistes, qui travaillent sur des sujets sensibles et qui se font attraper, sont accusés d’espionnage. C’est là que les problèmes commencent.