Il est l’un des auteurs de bandes dessinées contemporains les plus lus à travers le monde. Riad Sattouf, également réalisateur, doit cette reconnaissance aux trois tomes de sa bande dessinée autobiographique L’Arabe du futur (deux tomes sont à venir avant de clore la série).
À l’occasion de la sortie du tome 2 de son autre BD à succès, Les Cahiers d’Esther, l’auteur visitera, le 7 mars, deux librairies grenobloises : la librairie Momie Folie et la librairie Le Square. Avant de s’adonner à ces séances de dédicace – exercice qu’il prise fort –, Riad Sattouf a accepté de répondre à nos questions.
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Riad Sattouf. © Olivier Marty Allary Editions |
Qu’il s’agisse de ses bandes dessinées ou de ses films – Les Beaux Gosses et Jacky au royaume des filles –, on trouve chez Riad Sattouf un humour, une délicatesse et un sens de l’observation hors normes.
Son sujet de prédilection ? L’adolescence, qu’il explore, on le devine, pour se défaire en partie de la sienne. Dans L’Arabe du futur et Les Cahiers d’Esther – séries parues toutes deux chez
Allary Éditions –, l’auteur de bandes dessinées remonte plus loin dans l’enfance et nous invite à lire, en parallèle, deux parcours de vie aussi éloignés que possible.
L’Arabe du futur retrace sa propre enfance, dans les années 1980, entre la Libye de Kadhafi et la Syrie de Assad. Né d’une mère bretonne et d’un père syrien, le petit Riad, tout en blondeur et en bouclettes, a quelques difficultés pour se faire accepter de ses camarades lorsqu’il débarque à Ter Maaleh, petit village proche de Homs.
Même regard aiguisé – amusé et lucide – dans Les Cahiers d’Esther. À ceci près que l’écolière, de onze ans dans le tome 2 – en librairie depuis le 16 février – vit dans le Paris d’aujourd’hui.
Les Cahiers d’Esther racontent le mode de vie, les joies et les peines d’une petite fille d’aujourd’hui, scolarisée dans une école du XVIIe arrondissement de Paris. Comment vous est venue l’idée de consacrer une bande dessinée à ce personnage ?
J’ai eu l’idée Des Cahiers d’Esther alors que j’étais en train de raconter ma propre enfance dans L’Arabe du futur. J’ai revu cette petite fille – la fille d’un couple d’amis – qui avait beaucoup grandi. Elle avait dix ans et était devenue très volubile ! Elle s’est mise à me parler de son quotidien, de ses goûts, de sa manière de voir le monde… J’ai tout de suite eu envie d’en faire une bande dessinée pour mettre l’histoire de cette enfance moderne en parallèle avec la mienne, que je raconte dans L’Arabe du futur. C’est une forme de récit de voyage !
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L’Arabe du futur, tome 1, de Riad Sattouf
Allary Éditions
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Dans L’Arabe du futur, vous revenez sur votre enfance syrienne, dans un petit village près de Homs, dans les années 1980 : un espace-temps aux antipodes de celui que connaît Esther. Est-il toutefois possible de faire des rapprochements entre votre enfance et celle de votre personnage féminin ?
C’est amusant de voir qu’il y a tout de même des points communs très forts entre ce que vit Esther à l’école et ce que j’ai vécu dans mon école en Syrie. Ce sont bien sûr deux systèmes scolaires complètement différents. Mais, dans les deux cas, les garçons jouent au foot entre eux et les filles restent ensemble dans un coin tout en détestant les garçons. Et vice versa.
Je pensais que ces séparations seraient moins fortes aujourd’hui dans une ville riche comme Paris. C’est étonnant mais je crois que ça tient au patriarcat en place, à la fabrique des individus et des identités sexuelles.
Et les différences ?
La grande différence entre nous, c’est qu’elle est née dans un monde où la télépathie est rendue possible grâce à un organe extérieur à son corps. Elle doit l’acquérir pour pouvoir atteindre ce super pouvoir : c’est le téléphone portable. C’est vrai que quand on est adulte, on voit ça comme une forme de coquetterie ou de gadget. Mais pour elle, c’est très profond et très important cette communication avec le monde entier. À mon époque, cette chose-là était vraiment de la science-fiction.
L’autre dimension importante est qu’il faut payer pour pouvoir avoir accès à ce super pouvoir. On n’offre pas un téléphone aux gens pour qu’ils puissent communiquer avec tous de manière gratuite. Ça appartient à des marques. La société de consommation est inscrite dans le rapport entre les gens dès l’enfance.
Dans les propos d’Esther, l’argent et les marques semblent justement omniprésents. Est-ce que cela vous surprend ?
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Les Cahiers d’Esther, tome 1, de Riad Sattouf
Allary Éditions
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Ça existait aussi dans mon enfance. Il y avait déjà des marques. Mais c’est vrai que c’est devenu très fort aujourd’hui. Par exemple, dans le second tome des Cahiers d’Esther, elle me parle du nouveau clip de Maître Gims ou de Black M, au sein desquels il y a du placement de produits. Les jeunes sont stimulés par ces publicités déguisées. La mainmise du commerce est maintenant extrêmement présente partout.
Pourquoi suivre Esther sur plusieurs années ?
Ça m’intéresse de voir comment l’individu va se construire, comment vont évoluer ses valeurs morales, son jugement politique, son empathie envers les autres. Est-ce qu’elle va devenir de plus en plus individualiste ou est-ce qu’elle deviendra de plus en plus aimante ? C’est très intéressant à observer. C’est un projet au long cours pour raconter une jeunesse autre que la mienne.
Les trois tomes parus de L’Arabe du futur rencontrent un succès exceptionnel. Ils ont été traduits dans de nombreuses langues.
Ne craignez-vous pas les différentes lectures qui peuvent être faites de votre BD ? Est-ce qu’il vous est arrivé de vous censurer pour ne pas donner une image trop négative de votre éducation en Syrie, de votre famille et, plus particulièrement, de votre père ?
Je n’y pense pas. Je raconte ma vie telle que je m’en souviens. J’essaie d’éviter de penser à la manière dont ça va être reçu. De toute façon, j’ai une assez bonne idée de qui sont mes lecteurs – enfin ceux que j’ai rencontrés. Ils sont intelligents et intéressés par l’expérience humaine. Il est impensable pour moi de me censurer. Au contraire, je me sens totalement libre.
Pour exemple, il m’arrive très souvent qu’un lecteur, pendant une séance de dédicace, me dise : « Votre père est vraiment terrible, quel enfoiré ! » Et trois personnes plus loin, quelqu’un me dit « Votre père est touchant ». Cette double lecture est exactement celle que je cherche à provoquer. En tant que lecteur, j’aime bien être mis mal à l’aise dans mes certitudes.
Pour le moment, L’Arabe du futur n’est pas traduit en langue arabe. Pourquoi ?
J’aimerais beaucoup que ce soit le cas. Mais il y a très peu de traductions étrangères qui sont effectuées en langue arabe parce que le marché du livre est extrêmement faible. Pour l’instant, on a eu des propositions. Mais ce sont des éditeurs qui souhaitent publier le tome 1, et 2 éventuellement, et attendre de voir si ça marche pour faire la suite. C’est hors de question pour moi de prendre le risque que les lecteurs puissent n’avoir que le début de l’histoire. Surtout en langue arabe. L’histoire sera donc à prendre dans son ensemble ou pas du tout.
Que répondez-vous lorsque les médias vous demandent votre opinion sur le sort que connaissent les Syriens aujourd’hui ?
Ça me semble tout à fait normal qu’on me pose cette question. Je suis de toute façon pour l’accueil des réfugiés. Je pense que la France est un pays très riche qui peut accueillir des gens qui fuient la guerre. Après, je ne suis pas du tout à l’aise avec le temps médiatique. Ma façon de penser, je la mets dans mes livres. J’ai l’impression de ne pas être crédible quand je parle politique, donc je préfère m’abstenir.
Mardi 7 mars, à Grenoble, vous serez présent dans deux librairies très différentes : l’une – la librairie Momie Folie – est entièrement dédiée à la BD, l’autre – la librairie Le Square – est une librairie généraliste. Cela démontre une fois de plus que votre lectorat a largement dépassé les seuls amateurs de BD. Est-ce que c’est important pour vous ?
J’essaie justement de faire des bandes dessinées pour les gens qui n’en lisent pas. Je pense toujours à ma grand-mère. Je me demande toujours quelle BD elle aurait aimé lire malgré ses préjugés sur le genre ! C’est un peu ma muse ! C’est vrai que je n’ai pas tellement un public bande dessinée. Par exemple, il y a quelques temps, une petite mamie est venue me voir et m’a dit : « J’ai 84 ans et L’Arabe du futur, c’est la deuxième BD que je lis depuis Bécassine. La troisième, ça sera Esther ! » On ne peut pas me faire de plus beau compliment !
Et de votre côté, êtes-vous lecteur de bandes dessinées ?
J’en ai lu quand j’étais ado mais aujourd’hui beaucoup moins. Je relis les vieilles BD de mon enfance.
Ne suivez-vous pas le travail de vos contemporains ?
Non, au contraire. J’essaie plutôt d’éviter de lire des BD modernes parce que j’ai peur d’être influencé.
En 2016, vous avez demandé à ce que votre nom soit retiré de la liste des nommés pour le Grand Prix du Festival international de la BD d’Angoulême car aucune femme n’y figurait. Le monde de la BD serait-il machiste ?
Oui, je pense qu’il y a beaucoup de machisme dans la BD, comme dans bien d’autres milieux. Ce qui me semblait aberrant dans cette histoire, c’était qu’il n’y ait aucune femme dans cette liste alors que d’immenses auteures n’avaient jamais été récompensées. C’était juste un oubli, et je crois que c’est pire qu’un truc volontaire ! Je ne verrais toutefois pas l’intérêt d’imposer 50 % de femmes et 50 % d’hommes parce que, de toute manière, il y a beaucoup plus d’auteurs garçons, même si c’est en train de changer.
Ce qu’il y a de pire dans cette domination masculine, c’est d’avoir complètement oublié des auteures aussi exceptionnelles que Claire Bretécher ou Posy Simmonds, qui sont des génies. Je crois que c’était l’expression d’un machisme profond et inconscient.