mercredi 15 février 2017

Des bulles contre les balles

Des bulles contre les balles
Des bulles contre les balles Dessin Hamid Sulaiman
Dans le cadre du partenariat entre «Libération» et les Jeudis de l’Institut du monde arabe, nous publions une fois par mois une tribune de l’un des invités de ces débats hebdomadaires
Le journaliste Nicolas Hénin explique en quoi la BD permet d’exposer une situation tragique tout en s’adressant à un public très large. Un texte illustré par le dessinateur syrien Hamid Sulaiman.

L’histoire de Haytham al-Aswad en bande dessinée est le meilleur moyen de contredire ceux qui accusent les réfugiés venus de Syrie ou d’Irak d’être attirés par nos allocations.

On assiste depuis plusieurs mois à un débat renouvelé sur la qualité de la couverture médiatique de la guerre en Syrie. Partiale, biaisée, partisane, «droit-de-l’hommiste», elle aurait conduit l’opinion publique française à se leurrer sur la situation, et aurait invité les cancres du Quai d’Orsay à se fourvoyer gravement.

Alors que la bataille d’Alep se déroulait, un autre conflit se jouait dans nos médias : ­celui pour nous faire croire que «la vérité» serait «la principale victime de cette guerre». Quelle indécence, alors que les chiffres sont là : quelque cinq cent mille morts et disparus, plus de 10 millions de déplacés et réfugiés. S’il y a bien faillite de l’Occident dans ce conflit, elle est morale et elle résulte de l’incapacité que nous avons eue à le prévenir.

De grâce, n’ajoutons pas la vérité aux vic­times, déjà trop nombreuses, de la guerre en Syrie. Comment informer ? A cela, pas de secret. Que l’on soit journaliste, chercheur, historien, documentariste ou ­diplomate : il faut des sources. Revenir toujours aux sources. A ceux qui ont vécu l’histoire et qui peuvent témoigner. ­La Syrie crève depuis six ans de tous ceux qui kidnappent la parole des Syriens, qui s’identifient dans telle cause ou communauté et fabriquent ensuite un discours pour confirmer leurs a priori.

Haytham al-Aswad, le héros de Haytham, une jeunesse syrienne, est un jeune Syrien de Deraa, au sud du pays, près de la frontière jordanienne. Bien sûr, il n’est pas comme les autres (mais qui viendrait prétendre qu’il existe un «Syrien moyen»?) : il est le fils d’un opposant historique à la dictature des Assad. Et il est brillant, ce qui lui a permis une intégration remarquable en France. Mais ce qu’il nous ­raconte de sa jeunesse, à la première personne et avec une grande fraîcheur, casse toutes les propagandes.

On découvre, à travers son parcours, les tâtonnements d’un enfant confronté à une réalité politique extrême. La dictature, d’abord, dont il prend conscience qu’elle n’est pas un état normal, puis la révolte. Alors que son père est le tout premier ­«reporter citoyen» de la révolution ­syrienne, le jeune homme, 14 ans à l’époque, voit tomber les manifestants sous les balles de la répression.

Et ensuite ? Les menaces, la clandestinité, l’arrestation de sa mère, l’exil. Et le regard presque candide d’un adolescent, descendu de sa province syrienne, qui découvre Paris, son RER, sa tour Eiffel et ses fast-foods. Qui découvre aussi, avant la grande crise des réfugiés de 2015, les écueils rencontrés par les réfugiés. Qui se bat, enfin, pour ne pas être cantonné dans les recoins du système scolaire mais pour pouvoir faire valoir ses talents, là où beaucoup de jeunes étrangers, parce qu’ils maîtrisent mal la langue, sont simplement rangés parmi les mauvais élèves.


Le dessinateur Hamid Sulaiman afui la répression du régime de Bachar al-Assad en 2011. Réfugié en France depuis 2012, il se consacre au théâtre et au dessin pour raconter le chaos syrien. Crédit: Hamid Sulaiman

Bien sûr, j’aurais pu narrer l’histoire de Haytham dans un livre «classique». Mais la BD offre une formidable économie de mots. La précision toute documentaire des dessins de Kyungeun Park plonge le lecteur dans l’environnement syrien et permet d’évoquer, avec légèreté, à la fois une enfance syrienne, la construction «à la dure» d’une conscience politique dans les tourbillons d’une révolution et le parcours courageux d’une famille réfugiée en France.

La force de la BD, c’est sa capacité à restituer une ambiance. Comment raconter en une page le stress d’un interrogatoire ? Et même en deux vignettes la torture ? Des gros plans, suggestifs, mais dignes. Des profils, des ombres. La sueur sur le front et la peur dans les yeux. En quelques traits, l’ambiance est installée. Il aurait, sinon, fallu de longues descriptions ou sombrer dans le voyeurisme.

La BD est aussi remarquablement acces­sible. Elle reste un livre, donc un objet qu’on s’approprie, auquel on dicte son rythme, qu’on dévore ou qu’on picore, dans lequel on revient avec joie. Mais il est aussi ouvert à tout public. Là où un jeune lecteur, ou quelqu’un qui ne lit pas avec aisance, sera rebuté face à un gros pavé plein de mots, la BD offre le dessin en support.

Le savoir pour tous ! C’est important pour une fiction, mais aussi pour un ouvrage de reportage ou documentaire. Après, il se trouvera toujours des gens pour crier à la propagande. Pour accuser de désinformation. Pour décréter que la révolution ­syrienne était dès le départ illégitime, violente et radicale. Hurler d’indignation que les réfugiés sont des privilégiés attirés par nos allocations. L’histoire de Haytham est la meilleure arme pour les contredire. Parce que c’est un récit à la première personne. Un témoignage sans prétention. Parce qu’il ne fait pas de politique. Qu’il ne fait que se raconter et que la magie des bulles rend son récit splendide.

Les bédéistes du monde arabe

Nicolas Hénin, journaliste, a signé le scénario de Haytham, une jeunesse syrienne, dessiné par Kyungeun Park (Editions Dargaud, 18 euros).

Hamid Sulaiman, architecte de formation, a fui la répression du régime de Bachar al-Assad en 2011. Réfugié en France depuis 2012, il se consacre au théâtre et au dessin pour raconter le chaos syrien. Il est l’auteur de Freedom Hospital (Ca & Là éditions / Arte éditions, 23 euros).


Ce jeudi, à 18 h 30, à l’Institut du monde arabe, Jorj Abou Mhaya, Haytham al-Aswad, Brigitte Findakly, Nicolas Hénin, Kyungeun Park, Hamid Sulaiman et Lewis Trondheim débattent sur le thème : «Les bédéistes face à la décomposition des sociétés arabes.» La soirée sera animée par Akram Belkaïd, journaliste et chroniqueur au Soir d’Algérie et au Monde diplomatique. Entrée libre et gratuite. Consulter le programme complet.

Source de l'article Libération 

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