Plongée au cœur de DigitalMania, la startup tunisienne de développement de jeux vidéo.
L’entertainment made in Tunisia, qu’est-ce que cela évoque pour vous ? Les vacances à Hammamet, le thé aux pignons au Café des délices… les nuits pleines d’étoiles sur le port de Tunis ? On connaît la chanson, merci ! Mais si je vous parlais de jeux vidéos tunisiens prêts à concurrencer ces satanées invitations Candy Crush, Farmville ou Angry Bird sur Facebook avec un contenu autrement plus substantiel ? Si je vous disais qu’on développe dans la Tunisie post-révolutionnaire une application, Sawtek.tn, véritable baromètre de la vie politique, des plateformes en HTML5 dédiées à la lutte contre la corruption ou encore des serious games destinés à l’apprentissage des techniques boursières et dulean management ?
À l’avant-garde de cette émergence industrielle, on trouve le studio de développement DigitalMania. Son fondateur, Walid Sultan Midani est de ceux qui œuvrent pour une forme d’entrepreneuriat ayant un impact systémique sur la collectivité, dans la joie et sans arrogance. Depuis l’adolescence, il se sent l’âme d’un entrepreneur et peut maintenant faire de son loisir d’antan une entreprise socialement responsable.
Les premières parties sur les bancs de la fac
Avec ses 30 camarades entrés dans le supérieur en 2004, il a fait partie des premières promotions de l’École Supérieure Privée d’Ingénierie et de Technologies (ESPRIT) qui compte maintenant plus de 4000 étudiants. Il organise alors des tournois de jeux vidéos inter-facultés et constatant le succès de Tunisiagames, va même jusqu’à organiser la coupe de Tunisie des jeux vidéos. Les meilleurs gamers tunisiens sont alors invités à participer à la Coupe du Monde des Sports Électroniques.
Cette aventure dure 5 ans : la dernière édition des Tunisia Games a lieu en 2008 et réunit près de 15 000 participants et spectateurs. La crise impactant les budgets de ses sponsors, le projet est mis en suspens. Ce moment constitue une véritable prise de conscience pour Walid : alors même que son initiative prend une ampleur significative dans l’univers des jeux électroniques, il réalise qu’il n’avait été jusqu’à présent que consommateur d’éditeurs de jeux vidéos étrangers. Il décide alors de créer lui-même du contenu de qualité.
Learning-by-doing ou le défi de la constitution du capital humain
À partir de 2009, Walid commence à constituer une équipe pour créer ce qui deviendra DigitalMania. Le recrutement est crucial et délicat à la fois : il s’agit de trouver des individus prêts à consacrer leur force de travail à une entreprise dans un secteur embryonnaire, qui peut éventuellement échouer ou n’être rentable qu’à l’issue de trois ou quatre années de travail. Walid Sultan Madani parvient à trouver six risk takers qui acceptent de découvrir le domaine des jeux audiovisuels à ses côtés. Son père lui offre un espace dans ses locaux pour débuter, et avec un budget de 5 dinars (soit 2€) par jour et par personne, l’équipe se forme par tâtonnement : d’abord en regardant des vidéos Youtube liées au développement informatique audiovisuel, les six compères découvrent petit à petit des forums spécialisés, des blogs et des sites web partageant des contenus de communautés de professionnels. Par capillarité, et en gagnant en visibilité, DigitalMania est invitée à des événements de professionnels, y compris dans la Silicon Valley.
Aujourd’hui son équipe est constituée de 12 personnes dont 5 femmes, parmi lesquelles la directrice artistique et la développeuse en chef. La moyenne d’âge est de 24 ans et la bonne humeur est constamment au rendez-vous.
Les obstacles de la réglementation des affaires
Leur levée de fonds organisée avant la révolution n’a pu se concrétiser qu’à sa suite. Sous Ben Ali, les gouvernants avaient de toute évidence compris la nécessité de soutenir l’entrepreneuriat. Des pépinières d’entreprise de même que des fonds d’incitation à l’investissement avaient vu le jour. Signe incitatif encore plus marqueur de cette volonté gouvernementale, un régime de « promoteurs individuels » en tout point comparable à celui des auto-entrepreneurs en France avait été mis en place. Une seule mesure fiscale importée n’assouplit pas suffisamment la réglementation des affaires.Les restrictions de convertibilité du dinar tunisien rendent les campagnes de crowdfunding quasi impossibles dès lors que la Banque Centrale Tunisienne doit donner son aval à tout transfert ou réception de devises de l’étranger.
Récrire les règles du jeu
Pour Walid Sultan Midani, l’acquis principal de la révolution est le passage d’une culture hiérarchique assommante à une approche « en mode risque ». Les entrepreneurs sont désormais célébrés par les organisations d’aide au développement telles le PNUD ou l’USAID qui mettent en place des systèmes de coaching, des espaces de partage d’idées et d’autres structures favorables à la diffusion d’une culture de prise de risque.
Capitaliser sur les « insuccès »
Le premier jeu de DigitalMania DefenDoor, a pris près de dix mois de développement. Sans être un succès commercial à sa sortie en 2012, ce premier produit a permis à DigitalMania de gagner en visibilité. Résultats inattendus : le jeu a généré des flux de revenus issus de commandes en sous-traitance, qui représentent aujourd’hui 80% du chiffre d’affaires de l’entreprise avec plus de 20 clients internationaux. Par là-même, c’est tout un transfert de compétences qui a eu lieu à travers les commandes d’éditeurs étrangers.
Comme les héros de jeux vidéos, Walid Sultan Midani a acquis des vies en franchissant les premiers obstacles. DigitalMania est maintenant prêt à commercialiser de nouveaux jeux : forts de leurs 5 jeux et 500 000 joueurs enregistrés, de Tunisie et d’ailleurs, l’entreprise promet mettre en ligne 12 nouveaux produits en 2015.
Le jeu comme outil de soft power virtuel
Alors qu’Ubisoft a développé des jeux inspirés de la littérature perso-arabe tels Prince of Persia ou de l’Égypte ancienne comme pour le jeu Lara Croft dans le temple d’Osiris, DigitalMania a l’ambition de partager un contenu vidéo-ludique qui mette en valeur l’identité nord-africaine. L’application « Tunisia don’t forget » avait déjà une vocation mémorielle en hommage aux héros de la Révolution. L’objectif à moyen terme est de parvenir au niveau de production des jeux nippons devenus séries cultes telsResident Evil, Final Fantasy ou Metal Gear Solid alors que cette industrie japonaise avait constitué un véritable levier pour le rayonnement culturel du pays.
Avoir le courage du vide et créer un écosystème
Walid Sultan Midani est conscient de la responsabilité sociétale qui lui incombe en tant que pionnier d’une industrie naissante dans son pays. Au sein de l’association de professionnels du contenu audiovisuel Créatec, il a l’ambition de structurer et fédérer l’industrie tunisienne des jeux vidéos, en donnant de son temps pour conseiller les nouveaux entrants du marché, donc de potentiels concurrents. Contre-intuitif ? Pas seulement ! Pour assurer la soutenabilité de cette industrie à l’excellent ROI où DigitalMania Studio a clairement l’avantage du précurseur, il est fondamental de faire grandir un vivier de ressources humaines et d’éduquer son marché.
Gamifier, plus qu’une tendance business, un engagement professionnel vertueux
Pour conclure, et c’est en réalité un prélude, je partage ici les vœux qu’Ariane Mnouchkine avait écrit dans l’Éditorial du Théâtre du Soleil il y a tout juste un an, qui me semblent faire tout spécialement écho à l’enthousiasme contagieux de Walid Sultan Midani :
« Il faut fuir l’incrédulité ricanante, enflée de sa propre importance, fuir les triomphants prophètes de l’échec inévitable, fuir les pleureurs et vestales d’un passé avorté à jamais et barrant tout futur.
Et surtout, surtout, disons à nos enfants qu’ils arrivent sur terre quasiment au début d’une histoire et non pas à sa fin désenchantée. Ils en sont encore aux tout premiers chapitres d’une longue et fabuleuse épopée dont ils seront, non pas les rouages muets, mais au contraire, les inévitables auteurs.
Il faut qu’ils sachent que, ô merveille, ils ont une œuvre, faite de mille œuvres, à accomplir, ensemble, avec leurs enfants et les enfants de leurs enfants.
Disons-le, haut et fort, car, beaucoup d’entre eux ont entendu le contraire, et je crois, moi, que cela les désespère.
Quel plus riche héritage pouvons-nous léguer à nos enfants que la joie de savoir que la genèse n’est pas encore terminée et qu’elle leur appartient. »
Finalement, tout peut commencer quand on décide de s’amuser. Alors à nous de jouer
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