vendredi 21 août 2015

Racistes, les jeux vidéo ?

Traditionnellement absents ou relégués au second plan, les personnages noirs sont souvent caricaturaux : agressifs, dangereux et athlétiques. Des héros moins stéréotypés commencent néanmoins à s'inviter sur le devant de la scène.


Des millions de gamers attendent fébrilement le 14 avril. C’est ce jour-là que doit sortir sur PC Grand Theft Auto (GTA) V, le jeu d’action le plus bankable de tous les temps : déjà 34 millions d’exemplaires vendus sur consoles d’ancienne génération et environ 10 millions sur celles de nouvelle génération, selon la société de conseil Wedbush Securities Inc.

Le scénario est rodé : un trio de bandits est bien décidé à essorer à coups de braquages une grande ville de la côte ouest des États-Unis. Parmi les criminels, Franklin Clinton, un jeune Africain-Américain râblé qui rêve de devenir le gangster le plus respecté de la ville et s’y attelle avec sérieux en vendant de la drogue, en participant à des trafics de voitures volées ou à des hold-up…

Ce personnage correspond parfaitement aux stéréotypes développés dans l’industrie du jeu vidéo. Une étude menée en 2011 par des chercheurs américains* se basant sur les 149 titres les plus vendus du moment montrait que les hommes issus des minorités étaient généralement dépeints comme agressifs, dangereux et athlétiques.

Mieux, si les personnages blancs sont également le plus souvent violents, ils utilisent des technologies avancées pour se battre et développent des stratégies dans les jeux de guerre. Les Noirs, eux, sont plus prompts à se livrer à des combats de rue, à participer à des guerres de gangs brutales et plus réalistes. Leur image n’est finalement pas si éloignée de celle développée dans le gangsta rap américain.

Les liens sont si évidents que de nombreux jeux mettent d’ailleurs en scène des rappeurs réels ou imaginaires : par exemple la série de jeux de « baston » liée au label de hip-hop Def Jam, convoquant dans des arènes urbaines des rappeurs blacks, mais aussi les deux jeux d’action permettant d’interpréter 50 Cent (dans l’un d’eux, la star bodybuildée combat… Al-Qaïda).


Dans un autre jeu, Dead Island, un rappeur fictif, Sam B, combat des zombies. Le personnage est évidemment noir, plus baraqué que les autres, et est un ancien drogué. La même étude américaine de 2011 pointait surtout la sous-représentation des minorités : les Noirs, par exemple, ne composaient que 7 % des personnages du panel concerné… encore moins nombreux que les héros extraterrestres !

Et lorsque les personnages noirs apparaissent, c’est souvent pour incarner les sidekicks, les seconds rôles qui n’ont pas d’impact décisif sur le scénario. Exemples ? Augustus Cole, du jeu de guerre Gears of War (une brute épaisse stéroïdée), ou la ravissante Sheva Alomar, du jeu de survie Resident Evil 5 (que l’on peut vêtir d’une peau de bête…). Ce sont tous des comparses : ils ont une personnalité, un passé plus ou moins profond, mais ils aident essentiellement les héros blancs à aller jusqu’au bout de l’aventure.

Absurde

Comment expliquer que les Noirs soient si souvent éclipsés et caricaturés ? Le jeu vidéo serait-il raciste ? C’est une des pistes évoquées par le journaliste africain-américain spécialisé Evan Narcisse. Il rappelle que lorsqu’il joue avec des inconnus sur internet, le terme « nigger » revient régulièrement dans les conversations. Et côté développeurs, certains participent peut-être inconsciemment à la diffusion de clichés racistes en élaborant des personnages stéréotypés jusqu’à l’absurde.

Comme ce personnage d’informatrice noire de Deus Ex: Human Revolution s’exprimant encore avec les tics de langage d’une esclave du Mississippi alors que l’intrigue se déroule… en 2027 ! Resident Evil 5, toujours lui, avait créé la polémique lors de la diffusion de ses premières bandes-annonces en 2007 : on y voyait le héros blanc éliminer à la chaîne des zombies, tous noirs, dans un village africain.

Le blog militant Black Looks l’avait considéré comme « problématique » car il comparait les hommes noirs à des « sauvages inhumains » à exterminer. Même si les concepteurs se sont défendus de tout acte raciste et ont fini par ajouter des ennemis blancs pour enrayer la polémique, leur maladresse est troublante. La sous-représentation des Noirs dans cette industrie, encore pointée début mars à la Game Developers Conference de San Francisco, pourrait expliquer ce type d’impairs.

La seule étude sérieuse portant sur le sujet date de 2005 et a été menée par l’International Game Developers Association aux États-Unis. À l’époque, plus de 85 % des développeurs étaient blancs, 7,5 % asiatiques, 2,5 % hispaniques et seulement 2 % étaient des Africains-Américains.

Aucun sondage n’a été réalisé depuis, mais le site américain spécialisé Polygon estime que si un métissage des équipes a eu lieu récemment, il est resté « marginal ». On peut aussi penser que les équipes marketing cherchent à plaire à un public majoritairement blanc. L’argument se défend, même si Blancs et Noirs jouent autant (les jeunes Noirs entre 8 et 18 ans tâteraient même leur manette une demi-heure de plus par jour, à en croire un sondage de la Kaiser Family Foundation).

Evolution

La donne est néanmoins en train de changer lentement. D’abord parce que des développeurs noirs commencent à s’organiser pour contrer les clichés : l’année dernière, ils ont créé aux États-Unis l’association Blacks in Gaming.

La structure encadre les professionnels et les étudiants pour réaliser des produits moins stigmatisants. Certaines entreprises vidéoludiques occidentales semblent avoir pris elles-mêmes conscience du problème et conçoivent aujourd’hui des rôles moins stéréotypés. Le studio français Ubisoft, par exemple, a récemment donné naissance à Aveline de Grandpré, métisse franco-africaine, fille d’esclave, et protagoniste principale d’Assassin’s Creed III : Liberation.

Une femme, noire de surcroît, ce choix semble tenir du défi ! Mais il fait sens dans le jeu, qui se déroule dans la Nouvelle-Orléans ségrégationniste. L’éditeur américain Telltale Games a quant à lui imaginé, pour la série The Walking Dead, le personnage de Lee Everett, un professeur d’histoire qui prend sous son aile une petite fille, Clementine, dans une Amérique envahie par les zombies.



Les deux héros sont noirs, mais leur couleur de peau ne détermine en rien leur personnalité (une évolution qu’on a pu observer depuis plus longtemps dans le cinéma américain). Autre changement de taille : des dizaines de sociétés africaines commencent à éclore et drainent un nouvel imaginaire. Au Ghana, Leti Arts, par exemple, a créé le super-héros noir True Ananse en s’appuyant sur la mythologie africaine.

Avec le jeu Aurion : l’héritage des Kori-Odan, qui doit sortir courant 2015, les Camerounais du studio Kiro’o Games dessinent quant à eux un univers d' »African Fantasy » qui cherche à casser la « barrière exotique » dont le continent est selon eux victime. Le jeu vidéo devrait prendre des couleurs ces prochaines décennies ! l * « Playing with prejudice: the prevalence and consequences of racial stereotypes in video games » (sous la direction de Melinda C.R. Burgess).



Questions à Olivier Madiba, fondateur du studio camerounais Kiro’o Games

Jeune afrique : Considérez-vous que la rareté des personnages noirs soit un problème ?
Olivier Madiba : C’est un problème depuis l’émergence d’une classe moyenne noire en Afrique comme dans la diaspora ou dans la communauté africaine-américaine. Il y a une revalorisation de l’image du Noir qui le pousse à vouloir des produits auxquels il peut s’identifier. Pendant longtemps, c’est surtout la nature des personnages noirs (sans charisme, parodiques, jouant le mauvais rôle) qui a été un problème. Je dis cela aussi avec un peu d’autocritique envers notre communauté, qui a tardé à se saisir de ce média pour véhiculer la richesse de ses valeurs.

Le public africain s’identifie-t-il plus facilement à des personnages noirs ?
L’identification est facilitée. Mais j’ajouterai que les joueurs internationaux ont aussi aujourd’hui l’esprit plus ouvert et peuvent jouer des personnages sans se focaliser sur leur apparence physique, l’important étant la profondeur du thème et le plaisir procuré par le jeu lui-même.

Que pensez-vous apporter avec votre dernière production, Aurion : l’héritage des Kori-Odan ?
Au-delà de faire des oeuvres « black only », nous voulons pousser les créateurs à s’intéresser à la richesse du background africain pour imaginer de nouveaux mondes et de nouveaux paradigmes. Nous pensons qu’il est intéressant d’exploiter notre point de vue d’Africains pour produire des thèmes et des personnages qui en plus d’être noirs auront la faculté de permettre à tout le monde de s’identifier fortement à leur quête intérieure. Notre idée est de faire de l’Afrique le continent de l’inspiration.

Par Léo Pajon - Source de l'article Jeune Afrique

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