En lançant officiellement le programme « Smart Tunisia », le gouvernement tunisien a clairement affiché sa volonté de faire de la Tunisie un hub technologique attractif et tourné vers l’avenir. En effet, le programme « Smart Tunisia » projette de faire de la Tunisie une « destination compétitive pour l’offshoring » en attirant les grandes sociétés internationales réputées dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC).
Un problème de séquençage et de communication…
Tout en souscrivant pleinement à cette initiative audacieuse, nous demeurons sceptiques quant aux moyens que s’est réellement donnés le gouvernement pour mettre en œuvre cette stratégie. Il est effectivement souvent plus gratifiant dans le court terme, en termes de communication et d’image, de distribuer des tablettes (peu utiles et controversées), d’essayer d’instaurer le transport intelligent (quand par exemple des écoles à Kébili ne sont même pas desservies par des moyens de transport publics) et de parler de bitcoins, plutôt que de se concentrer sur les gros chantiers comme l’infrastructure internet de haut débit pour tous et partout, de remédier aux saturations de réseaux ou autres coupures internet qui excèdent quotidiennement les utilisateurs, et discréditent la destination Tunisie. Plus clairement, deux questions fondamentales sont posées d’emblée:
- Comment inciter les investisseurs étrangers (exigeants) à « s’installer et grandir en Tunisie » ?
- Les mesures annoncées, telles que les subventions prévues pour la création d’emplois à forte valeur ajoutée, la prise en charge des frais de certification technique pour les personnes déjà en poste ou l’octroi d’une aide à l’installation dans les technopoles du pays, sont elles suffisantes ?
- Disposons-nous d’un potentiel suffisant de jeunes créatifs et dynamiques en adéquation avec l’évolution rapide de la technologie ? Autrement dit, est-on capable d’avoir une masse critique de jeunes talents et de compétences apte à évoluer rapidement et à satisfaire la demande des entreprisesinternationales ?
Attirer les sociétés dans le domaine des TIC pour s’installer en Tunisie signifie mettre en place toute une stratégie de mise à niveau d’un écosystème qui n’existe pas encore en tant que tel. Parmi les principales composantes qui constituent aujourd’hui une conditionsine qua non au succès d’une telle stratégie, figurent notamment une infrastructure internet à haut débit, des moyens de paiement en ligne aujourd’hui inexistants (contrairement à des pays de la région comme la Jordanie, l’Egypte ou le Maroc), un vivier de talents issus d’un cursus universitaire moderne et adapté à la demande des sociétés TIC, une législation incitative et adaptée qui protège et encourage les freelance et la création de start-ups… A la lumière de tout ce qui précède, l’on se rend bien compte de l’étendue de la tâche.
Aujourd’hui, il faut l’admettre, le diplôme tunisien est dévalué, et tout le système éducationnel doit être repensé. Cela signifie, entre autres, favoriser constamment l’évolution du cursus universitaire et l’adapter en permanence les qualifications aux exigences de ces firmes technologiques. Mais aussi favoriser une attitude active et dynamique face aux nouveaux emplois à fort contenu technologique, en mettant en place des formations certifiantes TIC et différentes applications informatiques, mais aussi créer un statut de freelance et l’encourager. De plus, il est primordial de bien maîtriser les langues, et notamment le français et l’anglais, voire l’allemand.
Une niche pour commencer…
Réunir toutes ces conditions rapidement peut sembler une gageure. Une approche intelligente serait de développer des niches dont le succès permettrait de conforter la stratégie TIC et de convaincre les plus récalcitrants à mettre en place les mesures nécessaires citées plus haut. Nous sommes convaincus que l’industrie des jeux vidéopourrait par exemple constituer une opportunité en or pour la Tunisie, à l’instar d’autres pays précurseurs comme la Roumanie et Malte, et fournir aux jeunes l’occasion non seulement de démontrer leur talent et leurs capacités créatives mais aussi de gagner décemment leur vie et ainsi mettre en place un nouveau modèle de réussite sociale pour les prochaines décennies.
Le secteur du jeu vidéo, grâce à l’apparition de nouveaux médias et supports (réseaux sociaux, tablettes, Smartphones), est un secteur en plein essor, avec une croissance supérieure à 10% par an et un chiffre d’affaires estimé supérieur à 82 milliards de dollars d’ici 2017. Le segment « jeu en ligne et social » est également en pleine expansion. Le modèle de Candy Crush Saga (que beaucoup de Tunisiens connaissent), édité par King.com, a atteint un pic d’activation de 700 millions de sessions de jeu par jour, générant un chiffre d’affaires de 230 millions d’euro par an, soit 630.000 euros par jour. Autre exemple de succès, la compagnie finlandaise Supercell (Clash of Clans) a été rachetée (51%) par une banque japonaise pour la modique somme de 1,5 milliard d’euros.
Le monde du jeu vidéo évolue constamment, notamment grâce aux terminaux mobiles qui ont le rôle moteur de cette croissance. Ainsi l’arrivée de jeux tout public et gratuits (principe du free-to-play) sur les Smartphones et tablettes suscite un engouement planétaire qui n’est pas près de s’arrêter de sitôt. Ce qui constitue une chance pour la Tunisie pour devenir une plateforme de développement de jeux vidéo pour les marchés arabes, et internationaux, directement ou à travers le freelance. Des pays comme la Roumanie dont les salaires ont rapidement augmenté ces dix dernières années (mais la productivité n’a pas suivi) sont en train de délocaliser en Tunisie pour rester compétitifs.
Un déclencheur…
Il a suffi d’un déclencheur pour que la Roumanie réalise le parcours illustré plus haut. Ce déclencheur, c’était l’implantation d’une succursale de la compagnie française de jeux vidéo Ubisoft. En 1992, trois ans seulement après le renversement de Nicola Ceausescu et bien avant l’intégration de la Roumanie à l’Union européenne, Ubisoft ouvre son premier studio étranger à Bucarest, avec quatre programmeurs et deux développeurs artistiques. Ubisoft figure aujourd’hui parmi les leaders en production, édition et distribution de jeux vidéo dans le monde et la Roumanie est devenue une véritable plateforme pour le développement et le test de jeux vidéo.
Pour émuler l’expérience roumaine et sa culture du jeu vidéo, il faut un bon niveau en anglais et en français et un débit internet (continu) respectable. Un environnement favorable qui se conjugue à un autre avantage : le coût du travail. Le salaire moyen d’un informaticien en Tunisie varie entre 300 et 350 euros, un ingénieur informaticien touche entre 500 et 600 euros. Pour avoir un ordre d’idées, en Roumanie le salaire moyen d’un informaticien est de 650 euros par mois et les boîtes spécialisées internationales offrent un salaire mensuel qui varie entre 900 et 1.200 euros pour ce type d’emploi. Il faut aussi avoir un écosystème compétent et compétitif. La Roumanie a su capitaliser sur ses succès initiaux et son écosystème formé principalement autour des ingénieurs et du numérique a continué de se développer. La Roumanie a attiré d’autres géants du secteur comme Gameloft ou EA Games, favorisée par l’arrivée massive d’Ubisoft en Roumanie, il y a plus de vingt ans.
Aujourd’hui, ils sont plus de 1 000 dans le studio Ubisoft Roumanie et participent activement à la création de certains titres phares, comme « Assassin’s Creed ». En 1996, un premier service est ouvert : celui du contrôle qualité, qui deviendra une des spécificités de la Roumanie. Rapidement, la Roumanie est devenue une plateforme de qualité pour le test des plus grands titres de jeux vidéo, et lorsque ils ne les testent pas, les Roumains travaillent sur la traduction des jeux, et leurs services informatiques apportent leur soutien sur des jeux déjà publiés.
Malgré quelques réussites locales comme la jeune boîte DigitalMania (BOGA Bubbles, Koukou Tropico et son dernier jeu Be My Baby sur le AppStore), le jeu vidéo est à ses premiers balbutiements en Tunisie, et s’est notamment concentré sur des campagnes de marketing et de communication pour les marques. Mais le potentiel est beaucoup plus vaste. De la législation à l’éducation, des compétences entrepreneuriales aux mentalités, nous avons encore beaucoup à apprendre.
Un besoin de formations certifiantes…
Nous devons pouvoir offrir des parcours spécialisés dans le jeu vidéo afin de former une génération de jeunes développeurs freelance mais aussi pour mettre à niveau ceux qui sont déjà dans le métier, d’autant plus que, tous les quatre à cinq ans, le secteur du jeu vidéo traverse une période transitoire durant laquelle le hardware évolue afin de bénéficier des dernières technologies, plus sophistiquées.
Conscients de ces besoins, des Think /Action Tanks comme le MDI (Initiative Méditerranéenne pour le Développement) ont lancé toute une série de formations certifiantes à travers toute la Tunisie afin d’aider les jeunes talents à améliorer leur employabilité mais aussi d’identifier les plus talentueux et dynamiques d’entre eux afin de leur offrir des formations supplémentaires avec les studios internationaux et ainsi les amener à tester le potentiel de ces jeunes et les inciter à leur offrir des contrats de freelance. Cela aura des retombées positives sur tout le monde, ceux qui veulent intégrer ce métier, les studios et la croissance du pays.
L’expérience des développeurs pourra être ensuite utilisée pour développer leurs propres idées et lancer leurs start-ups et appliquer leur savoir-faire dans la création de jeux vidéo made in Tunisia pour le marché très lucratif du Golfe, et mondial. Pour cela, nous devons créer un écosystème propice à tous les métiers du jeu vidéo. Les autorités ont aussi un rôle de soutien à jouer. Les développeurs indépendants sont obligés de se battre pour exister aujourd’hui.
Cinq ans après la révolution, la Tunisie est un grand chantier où tout est à réviser, changer, repenser. Les gouvernements post-révolution ont tous accordé une importance aux TIC sans vraiment y croire, et sans se donner vraiment les moyens pour atteindre leurs objectifs souvent ambitieux. Aujourd’hui, la Tunisie a accumulé beaucoup de retard sur ses concurrents, et doit mettre en place une véritable stratégie pour attirer les firmes internationales et les investisseurs, et notamment dans le domaine des TIC tant convoité. Cette stratégie doit éviter le piège d’une approche simpliste et naïve qui consiste à penser que le monde entier admire la Tunisie, pays de la révolution du jasmin, du bon-vivre et de l’hospitalité, et que ces éléments combinés à une « position géographique stratégique » et d’un « niveau d’instruction élevé » suffiront à attirer ces entreprises. Ce raisonnement est faux et galvaudé. Aujourd’hui la Tunisie doit repenser son système d’éducation, former ses jeunes pour les métiers d’avenir, et se façonner des niches à travers lesquelles elle construira ses futurs succès dans une approche publique privée gagnante.
L’essor des jeux en téléchargement sur consoles, des jeux en ligne, des « serious games » (logiciel qui combine une intention sérieuse – de type pédagogique, informative, communicationnelle…- avec des ressorts ludiques), des « advergames » (ou jeux vidéo publicitaires) est en pleine mutation et offre des opportunités de croissance importantes à saisir pour les jeunes Tunisiens et Tunisiennes en mal de réussite et de reconnaissance sociale.
Par Ghazi Ben Ahmed ( Directeur du MDI) - Source de l'article l’Économiste maghrébin
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