À première vue, le Maroc peut passer pour un pays où la bande dessinée est reine : le pays a abrité ou abrite plusieurs festivals de bande dessinée (Tétouan, Fès, Kénitra, Casablanca) et compte avec l’Institut National des beaux-arts de Tétouan, la seule filière BD de l’Afrique francophone.
Malheureusement, la production de BD au niveau local ou dans la diaspora reste faible et la BD reste un genre mineur au Maroc, même si l’on constate un certain frémissement depuis quelques années. Pourtant, le marché du 9ème art s’est longtemps plutôt bien porté au Maroc…
Les titres les plus populaires étaient des œuvres traduites en langue arabe (« Goldorak », « Bissat-Errih », « Tarzan »), des magazines pour la jeunesse provenant des pays du golfe tels que Majid et Bassem, mais aussi des illustrés et albums en français : Zembla, Pif, les productions Marvel ou des classiques du genre « Tintin » et « Astérix » ou des éditions Disney.
Peu de productions locales, cependant. À partir des années 1990, le marché s’effondre à l’exception de quelques poids lourds comme Majid ou Disney. Vingt ans après, cet art ne s’est toujours pas imposé dans la société marocaine. En 2011, un article du journal marocain (Le Matin) estimait qu’il n’y avait pas plus de 4 ou 5 publications par an et que les ventes moyennes ne dépassaient pas les 500 exemplaires[1]. La BD est en général considérée comme une sous-littérature réservée aux enfants. En conséquence, le nombre d’auteurs est également très faible et se compte sur les doigts des deux mains [2].
Retour sur une histoire vieille de plus de 50 ans
La première trace d’une bande dessinée marocaine remonte à l’époque coloniale, lorsque le journal catholique Cœurs vaillants connaît durant l’occupation une édition africaine à Casablanca.
Plus tard, en 1950 exactement, « Sakr Assahra » (« Le Faucon du désert ») - une BD d’une vingtaine de pages en arabe, due à un auteur inconnu – est diffusée : à Tétouan.
Les productions suivantes remontent au début des années 1960.
Il s’agissait de planches publiées dans des journaux et revues, en particulier dans deux revues satiriques créées par Hamid Bouhali et Mohamed Filali : Tekchab et Satirix.
Ce dernier titre avait pour sous-titre « Journal de bandes dessinées politiques » et proposait des planches de BD, très critiques sur un plan social, dessinées par Filali Mohamed, Hamid Bouali et Sebbane.
Une autre revue satirique a été publiée au début des années 1980 : Chaouch Bouchnak.
Puis, de 1982 à 1990, le Maroc lance l’une des rares tentatives africaines d’utilisation de la BD à des fins pédagogiques, avec « À grands pas : histoires en bandes dessinées » (imprimerie Najah El Jadida) : un ensemble de livrets d’histoires en bande dessinée destinée aux élèves de l’enseignement fondamental. Ils faisaient partie de la collection Ensemble pédagogique pour l’enseignement du français et étaient édités par le ministère de l’Éducation nationale.
Le manuel pour la 4ème année primaire (1988), par exemple, contenait trois histoires : « Top 1 fait la soupe » (19 planches), « Myzoul et Safa » (29 planches) [3] et « Aladin et la lampe merveilleuse » (36 planches).
Comme pour « Sakr Assahra », on ignore les noms du scénariste et du dessinateur.
Celui pour la 5èmeannée primaire (1990) proposait trois autres histoires : « Robinson Crusoé », « En chute libre », « Ali Baba et les 40 voleurs ».
La BD marocaine a d’autres spécificités qu’il est bon de souligner.
Les BD « politiques »
Le Maroc est l’un des très rares pays africains où la BD a servi de relais à des témoignages dénonçant des atteintes aux droits de l’homme et des exactions des forces de police et de sécurité.
En Afrique, si les dessinateurs de presse et caricaturistes ne s’en privent pas, les bédéistes sont en général plus discrets et attendent le plus souvent d’être en exil pour témoigner.
Tel n’est pas le cas de Abdelaziz Mouride (1950–2013) qui, en 2000, a publié « On affame bien les rats ! » (éditions Tarik et éditions Paris Méditerranée), témoignage poignant de ce que furent les années de plomb au Maroc. Dans la pénombre de sa cellule, l’auteur, membre fondateur du courant d’extrême gauche 23 mars, a dessiné jour après jour toutes les étapes de sa longue et traumatisante détention.
En 2004, Abdelaziz Mouride publie « Le Coiffeur » (éditions Nouiga), chronique douce-amère d’un salon de coiffure pour hommes dans un quartier populaire du Casablanca des années 1970.
Le propos est plus léger que dans son précédent album, mais la critique sociale et politique affleure à chaque planche.
Professeur aux beaux-arts de Casablanca, il avait lancé en 2004, avec ces étudiants, le magazine Bled’Art, premier journal de BD du pays, lequel ne dura que quelques numéros.
Abdelaziz Mouride s’est éteint le 8 avril 2013, après une longue maladie [4]. Il avait longtemps travaillé à une adaptation du roman « Le Pain nu »de Mohamed Choukri, qu’il a eu le temps de finir avant de décéder, mais qui n’a jamais trouvé d’éditeur.
Autre témoignage des années de plomb, celui de Mohammed Nadrani dans « Les sarcophages du complexe : disparitions forcées » (éditions Al Ayam, 2005) qui, avec un style plus naïf, revient sur cette période et son lot de prisonniers politiques. L’auteur a été incarcéré dans un centre de détention connu sous le nom de Complexe de Rabat. D’où le titre de la BD, associant les pénibles conditions d’incarcération des jeunes militants des années 1970 à des sarcophages [5].
En 2014 et 2016, le Congolais Gildas Gamy résidant alors au Maroc, a sorti pour l’AMDH (Association marocaine pour les droits de l’homme) deux albums pour l’abolition de la peine de mort au Maroc : « Raconte-moi l’abolition de la peine de mort » et « Mortel moratoire ». En avril 2015, est sorti le premier tome d’une BD intitulée « Je m’appelle Ali Aarass » (sous-titre « La Vie d’avant »), qui retrace l’histoire d’un détenu politique. Mais, œuvre du français Manu Scordia, il ne s’agit pas à proprement parler d’une BD marocaine.
La bande dessinée a également été utilisée à des fins patrimoniales, en vue de raconter la culture et l’histoire du pays et d’en dessiner ses figures émergentes.
Ce fut le cas en 1979, avec « Il était une fois… Hassan II » (de Serge Saint-Michel, Bernard Dufossé et Philippe Sternis, aux éditions Fayolle, en arabe ou en français ; voir Bernard Dufossé : encore un talent réaliste bien oublié…) qui n’était pas du tout une BD marocaine, relevait cependant de l’album panégyrique, du fait d’un soutien financier du régime Marocain.
D’autres albums de la même équipe sortirent sur le même modèle à la même époque sur Ceauscescu, Eyadema…
En 1993, la trilogie « Histoire du Maroc en bandes dessinées » (dessins d’Ahmed Nouaiti, scénario de Wajdi et Mohamed Maazouzi) évoquait l’histoire nationale de la préhistoire à 1961.
En 2004, l’Institut Royal de la culture amazighe (ICRAM) publiait la première BD en langue berbère, intitulée « Tagellit nayt ufella » (« La Reine des hauteurs ») qui raconte les aventures d’une jeune reine luttant contre les forces du mal pour protéger son peuple. L’objectif premier de cet album d’une vingtaine de pages, réalisé par Meryem Demnati, était d’aider à la promotion de la langue et de la culture amazighe.
Douze ans après, sortaient les deux premiers tomes d’une série bilingue (arabe/amazigh) intitulée « Notre histoire » et qui abordait deux personnages historiques importants du Maroc antique (T1 : « Chachnak », T2 : « Jugurtha »). Ils étaient l’œuvre de l’éditeur Creative studio, scénarisés et dessinés par Madriss Oumadi, avec l’appui à l’écriture d’Éveline Beaulak.
Mohamed Nadrani a sorti, en 2007, un second ouvrage où il se penche sur un pan récent de l’histoire marocaine : la guerre du Rif à travers la biographie de Abdelkrim El Khattabi.
Cet album, « L’Émir Abdelkrim », est sorti en deux versions, arabe et française, aux éditions Al Ayam. Il a aussi été édité aux Pays-Bas, pays qui compte une grande communauté marocaine.
Enfin, le nouveau code de la famille a fait l’objet d’une adaptation bilingue (arabe dialectal et français) intitulée « Raconte-moi la nouvelle moudawana » afin de le rendre plus accessible à la population aussi bien résidente au pays qu’immigrée.
« El Hadj Belaïd » de Larbi Babahadi (éditions Sapress, 2007) relate l’incroyable destin du chanteur marocain L’Haj Belaïd, devenu une légende dans son pays.
Après de nombreux petits boulots, le souissi décide un jour de se consacrer à sa passion : la musique. Il se lance en chantant l’amour et la beauté des femmes, et devient bientôt une célébrité, apprécié de Lyautey et de Mohammed V. Il enregistre de nombreux disques avec le label français Pathé Marconi. Il s’éteint en 1946 et ses chansons sont souvent reprises par la jeune scène musicale marocaine.
Ce premier album au dessin simple et efficace sur des textes en français, amazigh et arabe, est une réussite. L’année suivante, Larbi Babahadi autopublie, avec son frère (Mahfud), « Les Racines d’Argania », album mettant en scène des figures mythologiques grecques ayant foulé le sol marocain.
En 2017, Babahadi publiera un album sur le tremblement de terre qui a détruit en partie Agadir en 1960.
Plus récemment, en 2015, le réalisateur Ayoub Qanir a souhaité raconter l’histoire de la marche verte en bande dessinée.
Pour réaliser ce projet, il a confié l’écriture du scénario au journaliste Omar Mrani et les dessins à l’illustrateur Juan Doe, habitué des productions Marvel. Ce projet, qui doit paraître en trois langues (français, anglais et arabe) devrait sortir en 2017.
Le Maroc connaît également une production régulière d’albums pédagogique et de sensibilisation.
C’est le cas de « École de qualité » (2004) et « Notre vie, notre environnement » (2006) : deux ouvrages publiés sous l’égide de l’UNESCO par Mohamed Benmessaoud, professeur d’arts plastiques à Tanger. Celui-ci a aussi publié avec A Chbabou, une série de 16 fascicules sur l’histoire de l’islam en langue arabe. L’agence pour l’aménagement de la vallée du Bouregreg a sorti, en 2008, « Tempête sur le Bouregreg » (dessins : Hassan Maanany, ancien élève de l’INBA, sur un scénario de l’éditeur Miloudi Nouiga) pour expliquer aux plus jeunes les travaux qui vont profondément modifier les villes de Rabat et de Salé. Par ailleurs scénariste et éditeur, Miloudi Nouiga a dessiné « Les Objectifs du millénaire », album portant sur les droits des enfants au Maroc, pour le PNUD en 2006. Ces deux albums ont été distribués gratuitement aux écoles marocaines par ces institutions.
Quelques éditeurs se sont lancés dans la publication de bandes dessinées. C’est le cas du peintre, illustrateur et éditeur Miloudi Nouiga, au sein de la maison d’édition qu’il a créée : Nouiga.
Il y publie un premier album de Jean François Chanson en 2006 : « Maroc fatal ». L’album est constitué de quatre nouvelles racontant le destin singulier de Marocains et leur rencontre souvent violente avec la mort. Le titre est un clin d’œil au célèbre « Major fatal » de Moebius.
Ces histoires en noir et blanc n’hésitent pas à évoquer des thèmes dérangeants comme le hrig, les problèmes de prostitution, l’alcoolisme, les nouveaux rapports hommes femmes, les tensions arabo-amazighes ou la corruption policière.
L’une des nouvelles, « Destins symétriques », croise les destins similaires d’un Occidental et d’un Marrakchi. En arabe et en français, le récit est organisé en miroir, jouant sur les sens convergents de lecture des deux langues.
En juin 2008, Chanson lance un deuxième album chez le même éditeur, une suite de « Maroc fatal », intitulée « Nouvelles Maures ».
En 2010, Jean-François Chanson encadre un album collectif sur l’émigration, « La Traversée, dans l’enfer du H’rig ». Ce ne sont pas mois de 18 auteurs français (Alexandre Clérisse, Cédric Liano, Nathalie Logié Manche, Patrice Cablat, Louis Hugues Jacquin, Jean-François Chanson), africains (l’Ivoirien Sékou Camara, le Congolais Gildas Gamy et le Camerounais Yannick Deubou Sikoué) et marocains (Ahmed Nouaiti, Malika Dahil, Khaled Afif, Mohamed Arejdal, Issam Bissatri, Larbi Babahadi, Miloudi Nouiga, Abdelaziz Mouride, Ismaïl Ezzeroual, certains étant diplômés de l’INBA de Tétouan ou des étudiants des Beaux-arts de Casablanca) qui abordent le thème de ces jeunes Marocains ou originaires de pays d’Afrique subsaharienne qui tentent le passage illégal vers l’Europe via le nord du Maroc.
En 2017, Nouiga sortira l’album pour la jeunesse « Le Chien des Oudayas », dessins de Hassan Maanany et scénario de Jean-François Chanson.
En 2010, ce dernier avait sorti, chez Yomad éditions, un mini-album, « Tajine de lapin », autour du nouveau tram reliant Salé et Rabat (en français, arabe et amazigh).
En 2014, Yomad sort une nouvelle BD avec l’appui de l’Ambassade de France au Maroc et l’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC) : « Nisrine et la corruption », dans le cadre d’une campagne de sensibilisation à la corruption à destination de la jeunesse.
En 2012, une maison d’édition spécialisée en bande dessinée voit le jour à Casablanca : Alberti, créée par Saïd Bouftass avec l’aide de Jean-François Chanson. Cinq albums suivront jusqu’en 2013. Ce sera tout d’abord un mini-album à vocation écologique : « Foukroun et les tortues de la Maâmora » de Chanson et Hervé Furstoss.
Suivra, l’année suivante, « Les Enfants du royaume » (de Jean-François Chanson et Nathalie Logié Manche) sur la situation des enfants au Royaume. Puis ce sera « Tagant : la forêt des mystères » d’Omar Ennaciri, une fable écolo-futuriste. Ce dernier a obtenu en 2016 un prix au concours libanais Mahmoud Khalil pour un projet financé par le ministère de la Culture, « Le Défi », déjà primé au festival de Tétouan la même année. Le Gadiri avait publié précédemment, en Algérie, « Abîme » chez Dalimen édition en 2012.
Alberti a aussi publié « Les Passants » de Brahim Raïs : bel album pacifiste sans dialogue relatant les actions d’un sniperdurant une guerre non nommée.
Cet album avait été auparavant édité en Algérie chez Dalimédition. Plus tard, en 2016, Brahim Raïs éditera un deuxième album chez le même éditeur : « Le Grand Silence ».
Enfin, « Aïcha K. » de Damien Cuvillier et Jean-François Chanson qui traite d’une histoire d’amour entre adolescents dans le Haut Atlas. L’album sortira en trois versions : arabe, français et amazigh.
En 2012, le groupe INWI diffuse une série en ligne, « Switchers » [6]. Alberti décide d’en faire une adaptation en BD, avec des étudiants de l’École des Beaux-Arts de Casablanca et Malika Dahil, ainsi que Jean François Chanson, au scénario. Un album sort en 2013. Depuis, Alberti est en sommeil, laissant un important sentiment de frustration derrière lui. Contrairement à la série, « Switchers » n’aura pas de tome 2.
En 2016, Nouiga sort un autre ouvrage, « Anyuu » : objet hybride à cheval entre le livre illustré et la BD, qu’il dessine lui-même sur un texte de Camilia Cherif-Messaoudi.
Soutenu par l’Ambassade de France, cet album partait de la quête d’un voleur à la recherche d’une lame invincible.
Soutenu par l’Ambassade de France, cet album partait de la quête d’un voleur à la recherche d’une lame invincible.
À suivre…
Par Christophe Cassiau-Haurie - Cet article a bénéficié de l’apport sympathique et précieux de Jean François Chanson, Amine Hamma et Choubeila Abassi.- Source de l'article BDZoom
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