Qu’elles soient autochtones, descendantes d’esclaves ou de colonisés, plusieurs cultures cherchent à exister dans le numérique, où règne l’emprise culturelle de l’Occident.
« Il y a sept réserves indiennes au Montana, certaines aussi grandes que des Etats américains, terres de huit nations indigènes. Aucune n’est représentée dans “Far Cry 5”. C’est un manque. »
La critique, publiée vendredi 30 mars sur le site PC Gamer, est certainement l’une de celles auxquelles Ubisoft s’attendait le moins, après avoir mis en scène, à travers son jeu, une critique à peine voilée de l’Amérique blanche et conservatrice.
Depuis quelques années, pourtant, le jeu vidéo est parcouru par une nouvelle tendance, qui cherche non plus seulement à montrer la variété ethnique des pays les plus riches, mais aussi à mettre en scène les invisibilisés de l’histoire occidentale : peuples colonisés, parqués, marginalisés, souvent écartés de la pop culture.
Le 1er mars, le studio mexicain Lienzo publiait ainsi Mulaka, premier jeu vidéo d’aventures consacré à la mythologie du peuple Taharumara. Le 6 février, c’est un studio brésilien qui lançait Dandara, aventure acrobatique dont l’héroïne, guerrière noire, est une figure historique de la lutte contre l’esclavage en Amérique du Sud. Dès 2014, Never Alone présentait dans un jeu de plateforme l’imaginaire folklorique du peuple autochtone Iñupiat, en Alaska.
L’excellent jeu de plateforme « Dandara » ne met pas en scène une héroïne anodine : il s’agit d’une figure historique légendaire du combat des esclaves noirs sud-américains. LONG HAT HOUSE
Cette nouvelle approche du jeu vidéo s’inscrit dans un mouvement plus général, le courant postcolonialiste, qui a fait l’objet d’une conférence le 21 mars à la Gaité lyrique à Paris. Il cherche entre autres, pour reprendre les mots de Mehdi Derfoufi, chercheur en études cinématographiques, à « décoloniser l’histoire du jeu vidéo » en la sortant des biais d’une approche centrée sur l’Occident.
L’Inde et le syndrome Dhalsim
Les études postcoloniales sont nées avec Edward Saïd et son livre L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident paru en 1978, et puisent dans les essais du psychiatre martiniquais Frantz Fanon dans les années 1950. Elles s’intéressent historiquement à la double emprise des peuples dominants sur les peuples dominés, à la fois par l’imposition d’une langue et d’un imaginaire communs et par la marginalisation de leur folklore dans la littérature ou le cinéma mainstream. C’est, en somme, l’idée qu’à une colonisation administrative s’est substituée une nouvelle forme de colonisation plus insidieuse, car culturelle.
Dans le monde du jeu vidéo, les études postcoloniales sont jeunes. En 2000, Lisa Nakamura, dans l’article universitaire Race in Cyberspace, a été l’une des premières à relever les stéréotypes raciaux sur les mâles asiatiques diffusés sur LambdaMOO, un monde persistant textuel. Par la suite, les essais Gaming at the Edge, Gaming Representation, ou encore Devine qui vient jouer ce soir ? mettent chacun à sa manière l’accent sur une culture du jeu vidéo centrée sur l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Océanie.
Dhalsim, exemple le plus célèbre de personnage indien présenté de manière exotique. CAPCOM
Le chercheur Souvik Mukherjee, dans son livre Videogames and Postcolonialism : Empire Plays Back, souligne avec précision comment un pays considéré comme périphérique – en l’occurrence, l’Inde – peut être négligemment traité par des développeurs en position de mainmise culturelle. Dhalsim, le combattant indien de la série Street Fighter, est ainsi représenté de manière caricaturale comme un fakir, et son nom est formé de la contraction d’un nom de plat de lentilles et de haricots – comme si un personnage français avait été baptisé Raclettecamembert – là où les héros Ryu et Ken ont d’authentiques prénoms.
Même des productions sérieuses et a priori renseignées multiplient les erreurs. Dans l’articlePlaying Subaltern, il donne l’exemple du jeu de stratégie Empire : Total War, qui se déroule au XVIIIe siècle mais arbore le drapeau indien, alors qu’il n’est adopté qu’en 1947 ; et montre des plantations de thé mais aucune plantation d’indigo, pourtant à l’origine de la révolte du Bengale en 1859. « La manière dont ces jeux dépeignent les colonies est souvent simpliste et contient des imprécisions qui sautent aux yeux des joueurs de ces régions », relève Souvik Mukherjee.
D’« écrire en pays dominé » au jeu « Africa’s Legends »
Face à ce type de raccourci, toute une gamme de productions locales ont émergé. Le duo martiniquais Patrick Chamoiseau, auteur de Ecrire en pays dominé, et Muriel Travis, conceptrice de jeux vidéo, signe dès 1987 Méwilo, un programme dédié à une légende martiniquaise, et surtout Freedom, en 1988, dans lequel le joueur doit mener une révolte d’esclaves. Mais c’est surtout avec l’arrivée de l’Internet haut débit et des circuits de distribution dématérialisés que ces initiatives se multiplient.
Le jeu martiniquais « Freedom », en 1988, pionnier avant-gardiste du jeu vidéo postcolonial. COKTEL VISION
Plusieurs approches coexistent. La plus belliciste renverse les antagonismes traditionnels. Dans 7554, un jeu de tir vietnamien sur la bataille de Diên Biên Phu de 1954, le joueur combat l’armée française. Dans la production syrienne Under Siege (Taht-al-Hissar en arabe), il incarne une famille palestinienne opposée aux forces israéliennes. Mais, le plus souvent, c’est par une pacifique stratégie de valorisation locale et culturelle que se démarquent ces productions, comme les nombreux jeux de taxi-brousse au Sénégal, de jeux de plateau traditionnel au Botswana, ou basés sur la mythologie perse en Iran.
La volonté est souvent autant de donner une présence numérique à une culture que de lui donner une exposition internationale. C’est le cas de Mulaka, avec son peuple autochtone mexicain, explique au Monde Guillermo Vizcaino, son concepteur narratif :
« C’est incontestablement un jeu qui cherche à montrer la beauté d’une culture méconnue. Même s’il cherche à divertir, il a une composante éducative et culturelle très importante. [...] Nous espérons qu’il fera prendre conscience aux joueurs du monde entier de l’existence de cultures différentes, uniques et spéciales comme l’est la nôtre. »
Si ces productions offrent des modèles positifs à des peuples marginalisés, elles n’en conservent pas moins certains codes occidentaux. Au Kenya, un jeune studio a ainsi lancé Africa’s Legend, un jeu de réflexion mettant en scène des superhéros africains inspirés du modèle de Marvel. « C’est un exemple intéressant, relève Mehdi Derfoufi. On voit une volonté de construire des contre-récits face aux récits occidentaux dominants, mais en même temps une volonté de s’inspirer de ses modes de production. »
« Africa’s Legend » mêle références africaines et modèle de superhéros inspiré de Marvel. LETI ARTS
Confidentialité et angle mort japonais
Cette production aussi politique qu’hétéroclite reste encore confidentielle. Ainsi, des jeux sud-africains, le public international connaît surtout Genital Jousting, jeu d’arcade bariolé, ou Broforce, jeu d’action ultra occidentalisé. Qui sait que, depuis 2015, le modeste Nguni Warriors, sur smartphone, rend hommage à l’iconographie de la principale famille ethnique du pays ?
Parfois, certains jeux postcoloniaux percent médiatiquement, mais sans que leur dimension identitaire soit entendue, à l’image de Dandara, le jeu noir-brésilien. « C’est un cas d’école, soulève Mehdi Derfoufi. Quand on regarde la réception de la presse occidentale, la figure de l’héroïne noire est citée mais vite évacuée, on parle prioritairement de gameplay [de mécaniques de jeu] ».
Dans l’ombre de « Broforce » et « Genital Jousting », principaux succès internationaux sud-africains, « NguniWarrior » met en avant l’imagerie de l’ethnie Nguni, majorité discrète du pays. GLOMOTECH GAMES
La démarche politique n’est par ailleurs pas toujours présente. Ainsi du jeu d’horreur taïwanais Detention, qui revisite le passé de la République démocratique de Chine dans les années 1960, en pleine dictature militaire. « Nous n’étions pas au courant de l’approche “postcolonialiste”. Nous nous disions juste qu’il serait plus simple pour nous d’employer des ingrédients avec lesquels nous sommes familiers et qui résonnent en nous », minimise ainsi Tiff Liu, la porte-parole du studio Red Candle Games, estimant qu’il s’agit d’un réflexe « naturel » pour des créateurs.
Historiquement centré autour des colonies britanniques et françaises, le mouvement postcolonial peine enfin à intégrer à sa réflexion le Japon – rare pays asiatique qui fut à la fois soumis par les puissances occidentales au XIXe, puis puissance colonisatrice en Corée, en Mandchourie ou encore à Taïwan jusqu’en 1945. Un angle mort dans les études postcoloniales d’autant plus dommageable que la production nippone est, de loin, celle qui a le plus influencé l’histoire du jeu vidéo.
Par William Audureau - Source de l'article Le Monde
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire