mardi 24 avril 2018

Teddy Kossoko, ou quand l'Afrique s'invite dans le jeu vidéo


Défendre une Afrique vidéoludique : la partie était loin d’être gagnée, Teddy Kossoko y est arrivé. Portrait d'un jeune entrepreneur pour qui le jeu vidéo est avant tout une histoire que l'on se raconte au coin du feu.


Croyez-le ou non, mais "le plus vieux jeu du monde" est disponible sur votre smartphone depuis le 17 février. Si si. Il s'agit du Kissoro, jeu de plateau ancestral de la culture africaine, adapté au monde numérique par un entrepreneur à l'imagination fertile. La verve enjouée et chaleureuse, soufflant ses mots avec assurance et passion, Teddy Kossoko a en lui la niaque débordante du "jeune kinenveut" - du genre à ponctuer ses envolées optimistes par des spontanés "c'est un truc de ouf". 
23 ans au compteur, à peine sorti de ses études et déjà un pied dans l’industrie du vidéoludisme, ce diplômé en informatique souhaite nous familiariser avec l'histoire de son pays en lui attribuant les logiques du gameplay. A l'heure de Black Panther, pop culture et légendes africaines n'ont jamais fait aussi bon ménage.

"Les occidentaux méconnaissent le continent africain"

"Si je devais définir ce premier projet qu'est Kissoro, je dirais qu’il m’est venu par bifurcations" hésite Teddy au bout du fil. Un bien joli mot pour résumer le parcours de cet autodidacte frondeur, débarqué dans l'Hexagone en 2012 après avoir passé son enfance en Centrafrique. Si après son DUT Teddy décolle sur Toulouse pour suivre un Master en informatique, l'enseignement qu'il tire de ses flâneries dépasse le cadre académique. 
"C'est en arrivant en France que j'ai compris que le jeu vidéo n’était pas qu'une activité mais une passion globale à l'impact inouï" résume-t-il. Celui qui ne s'était jusqu’alors abîmé les pouces que sur Pro Evolution Soccer et Fifa décide durant son Master d'abandonner un vague projet de logiciel pour entamer une belle aventure de quatre ans : Kissoro. Pour ce tout premier jeu vidéo, Teddy souhaite bousculer la culture des geeks occidentaux en s’appropriant l'un des jeux de plateau phares du continent africain, "auquel tout le monde joue, surtout la classe populaire". 
Sur le papier, une simple ritournelle - récupérer tous les pions de l'adversaire pour l'empêcher de se déplacer et le faire échouer - malicieusement déclinée à la sauce vidéoludique, entre modes Campagne, Challenge et Conquête, affrontements de Boss, duels en ligne, stratégies en équipes et défis avec limite de temps imparti.

Son astuce ? "Penser le jeu comme le ferait un non-joueur". Néophyte du joystick, Teddy s’est nerdisé en explorant les forums spécialisés et les playlists de tutos vidéos, avant de trouver deux graphistes et de faire tester la bête à son entourage - l’idéal pour corriger ses erreurs, griffer des plans et peaufiner. Les douze premiers mois de gestation le laissent à terre, face à l'ampleur d'un projet auquel personne ne croit. Mais le bouche à oreille aidant, le stakhanoviste finit par présenter son ébauche dans les festivals : récompensé à la Geek Touch à Lyon et lauréat d'un Tongolo Awards, le projet s’achève après deux ans de bidouille grâce à l'aide financière du CROUS toulousain et un crowdfunding Ulule. Si aujourd'hui son tribal game aligne sept mille téléchargements sur plateformes mobiles, c’est parce qu’il comble un sérieux fossé.


A son niveau, Teddy s’immisce dans la lignée de ceux qui ont fait le jeu vidéo en Afrique, de la création de Celestial Games en 1994 à l'ambitieuse saga d’héroic fantasy camerounaise Aurion, fruit de dix ans de développement acharné dans les locaux de Kiro’o Games, en passant par l'implantation d’Ubisoft Casablanca - qui fermera ses portes en juin 2016. Si cette petite histoire trop méconnue du gaming le captive, le jeune homme déplore "l’absence de l’Afrique dans les jeux vidéo mainstream". Il l'affirme sans filtre, cela va de pair avec "l'ignorance des occidentaux, qui ne la connaissent la Centrafrique que par le biais des journaux qui relatent ses crises". Avec Kissoro, il est bien déterminé à la faire rentrer dans la partie.

"Le jeu vidéo est un outil de remise en question !"


"Meme si l'on trouve des petits studios en Côte d'Ivoire, la culture geek peine à exister en Afrique. C'est très compliqué de vivre du jeu vidéo : le pouvoir d’achat est faible dans ces territoires-là, mais surtout, les gens ont une très mauvaise image du gaming" m'explique Teddy au téléphone. Ironie ou non, c'était déjà le cas du Kissoro originel, qu'on pourrait presque considérer comme le Ouija du continent africain. "On l'associe à plein de superstitions : si tu y joues, tu risques de perdre ton emploi, accumuler la malchance, te ruiner. Mes parents m’ont dit de laisser tomber : “ce jeu est maudit, ca te portera préjudice !”. Ils refusaient de me l'envoyer. C’est un truc de malade !" s'esclaffe-t-il avec le ton de celui qui sait. Cette sale réputation, il en fait un symbole d'union. Kissoro nous met dans la peau d’un orphelin qui souhaite sauver son royaume de la guerre. Pour cela, il doit remporter un tournoi. Le ludisme devient dès lors le moyen de résolution de tous les conflits. "Le jeu vidéo est révélateur d'une époque où, malgré les drames et les polémiques, les gens tendent à s’ouvrir aux autres" observe-t-il. S'il se sert du "plus vieux jeu du monde", c'est finalement pour laisser filtrer à travers les pixels une réalité bien présente.


Car pour Teddy, le ludique, c'est politique. On le devine lorsqu'il émet des réserves quant au mastodonte afro-friqué Black Panther, dont il salue le succès sans pour autant s'extasier face à ce qui ressemble un peu trop à un exercice de dépossession culturelle - "je n’aimerais pas que nos mythes soient réappropriées dans des séries de films occidentaux uniformes" me confesse celui qui du haut de ses vingt trois printemps rêve déjà de "créer des univers alternatifs assez puissants pour concurrencer Marvel !". De cette culture occidentale, Teddy rejette les topos post-coloniaux. Pas question de résumer l'Afrique à une zone belliciste (celle des Medal of Honor et des Call of Duty) ou à une grosse savane pour safaris (indice : tous les jeux avec "safari" dans le titre). Non, car plutôt que de penser le joueur en consommateur d'images (d’Épinal), Teddy l'imagine en empêcheur de tourner en rond.
«Le jeux vidéo exige un recul de la part de ceux qui y jouent. C'est un outil de contestation qui t’oblige à remettre en question tes choix et les situations dans lesquelles tu te retrouves. Cette faculté qu’ont les jeux vidéo à te propose une multiplicité de solutions dans un système donné, les autorités en ont peur, car elle est subversive»
"La jeunesse africaine est somnolente"


Loin de croire que le jeu vidéo rend amorphe, le toulousain l'envisage en éveil des consciences, m'assure-t-il :
«La jeunesse africaine est forte mais c'est une jeunesse fracturée, en manque d’histoire, et donc d'identité. elle croule sous le poids du colonialisme, ce passé qui a détruit les mentalités. C'est comme s'il n’y avait rien eu avant. C'est ce qui la rend somnolente. Elle dort. Pour la réveiller, il suffit juste de l'embarquer dans un monde différent»
Pour trouver ce "monde différent", Teddy a plusieurs projets. L'un d'entre eux sera une enquête en point & click à base de voyage dans le temps, supervisé par des historiens et blindé "de grigris, fétiches et totems de la culture africaine". Car, explique-t-il, "Tu peux croire que c'est un cliché, et pourtant j'ai grandi avec les contes locaux que l'on te narre le soir au coin du feu dans les villages...et rien que d’en reparler là, ça me manque" s'amuse-t-il. S'il pourchasse l'innovation, ces souvenirs ne sont jamais loin: "le jeu vidéo est un medium de transmission et de partage, qui fait rêver, quelque chose de beau et d'humain. L'air de rien, on en revient aux histoires au coin du feu...". 

Par Clément Arbrun - Source de l'article Lesinrocks

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