Cela fait deux nuits qu’il n’a pas quitté le studio. Le regard fixé sur l’écran de son ordinateur, Mohamad Abdallah fait une course contre la montre. Il doit rendre les épisodes du feuilleton Les Merveilles des histoires du Coran avant la fin du mois.
S’il doit faire vite c’est pour avoir plus tard le temps de faire le montage afin que le feuilleton puisse être diffusé au mois du Ramadan. Abdallah n’est pas le seul à assumer cette tâche. Dans les locaux de Cartoonnile, l’un des studios de dessins animés, une équipe d’une trentaine d’animateurs travaille avec acharnement. Chaque minute de la journée doit éveiller leur créativité : un grand défi après toutes ces heures de travail sans relâche.
« Nous, les créateurs de dessins animés, nous passons des heures, cloués à notre siège devant les écrans de nos ordinateurs. Nous sommes noyés dans les détails de la production », relate Akram Sabry, un « animateur » comme on dit dans le jargon.
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Les créateurs des dessins animés sont hautement qualifiés, mais le marché du travail n'est pas toujours prospère. (Photo : Hachem Aboul-Amayem) |
Ce rythme de travail stressant exige un maximum de concentration : la moindre erreur et tout est à refaire. Dans le siège de la société, un silence total est exigé afin de permettre à l’équipe de travail d’être pleinement concentrée.
Dans le domaine des dessins animés, tout est calculé à la seconde près. «L’espace d’une seconde diffusée à la télé signifie 2 heures de travail pour nous. C’est pour cette raison que la production de l’équipe est calculée par minute », explique Marwa Fouad, l’une des animatrices.
La prime accordée à l’équipe est de 2 000 L.E. par minute de dessins animés. A priori, cette somme peut paraître satisfaisante, mais ce n’est pas le cas. Une équipe d’animateurs n’a la capacité de produire qu’un épisode de 10 ou 15 minutes en 5 jours.
Par ailleurs, le marché du travail d’animateurs a ses propres lois. Ils sont obligés de tout terminer avant le mois du Ramadan et se retrouvent au chômage le reste de l’année. Mohamad Abdallah, qui travaille dans le domaine depuis 25 ans, souffre de ce système saisonnier. « Le revenu de notre production avant le mois du Ramadan sert à régler nos dettes. Nous passons 4 mois à préparer les émissions qui seront diffusées durant ce mois. Pendant le reste de l’année, je ne cesse d’appeler des amis propriétaires de studios ou des metteurs en scène pour demander du travail. Sinon, j’accumule de nouveau les dettes ».
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Bakkar est le premier feuilleton de dessin animé égyptien. (Photo : Hachem Aboul-Amayem)
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Abdallah regrette les années d’or du métier où il pouvait travailler à Maspero pour 9 mois d’affilée et donc toucher un salaire fixe tout le long de cette période. « Les primes que touche un animateur pendant la saison varient entre 10 000 et 20 000 L.E. Puis il faut rester presque la moitié de l’année chez soi au chômage : un cauchemar », explique-t-il.
C’est l’apparition de la technique numérique qui a tout changé. «Auparavant, on exécutait un épisode sur deux mois. En plus, on pouvait passer presqu’un an dans la production d’un feuilleton de 15 épisodes car toutes les phases du travail se faisaient manuellement. Tandis qu’aujourd’hui, le système numérique a réduit plusieurs étapes en une seule. Un clic dans l’animation 3D suffit pour faire marcher le personnage ou accélérer sa vitesse. Le système numérique a réduit le travail de l’animateur et donc son revenu », regrette Mohamad Abdallah.
Ces changements ont eu un impact sur le marché. « Nous sommes souvent obligés de compter sur nos connaissances personnelles pour subsister », confie Salem, qui travaille dans le domaine depuis une douzaine d’années.
Et les animateurs ne profitent d’aucun système d’assurance sociale. « Nous ne profitons d’aucune assurance médicale. Cela fait des années que nous demandons la création d’un syndicat qui puisse revendiquer nos droits et nous donner la protection nécessaire. Je me suis adressé au ministère des Assurances sociales, mais la fonctionnaire m’a informé que je serai classé dans la même catégorie que celle des journaliers », se rappelle Salem.
Pourtant, il existe toujours un petit marché dans le pays. Moustapha Al-Faramawi, responsable du studio Cartoonnile, a un flair spécial et sait choisir des thèmes qui continuent de plaire tels que les thèmes religieux qui peuvent être vendus facilement pendant le Ramadan à des chaînes satellites privées. Il fait intervenir les vedettes de cinéma pour interpréter les voix des personnages afin de faciliter la commercialisation.
Un art en déclin
Deux endroits seulement en Egypte enseignent la technique des dessins animés : la faculté des beaux-arts et l’Institut du cinéma.
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L'Occident a fait de grands pas dans cet art. (Photo : Hachem Aboul-Amayem) |
Aujourd’hui, « 8 ans nous séparent des Etats-Unis dans la production de dessins animés. La situation chez nous est lamentable tandis qu’aux Etats-Unis c’est une source importante du revenu national », regrette Noha Abbas, une dentiste, qui a quitté le métier en 2011 pour former un syndicat d’animateurs de dessins animés.
« En rentrant des Etats-Unis en 1984, j’ai essayé de donner des cours de sensibilisation dans l’éducation dentale, à travers les dessins animés. Les responsables apprécient ce genre de projet qui, malheureusement, s’égare plus tard dans les coulisses des organismes gouvernementaux. Et quand j’ai eu la chance de produire un conte pour enfants, mes enfants se sont moqués de la médiocrité de la production », se souvient, un peu amère, Noha Abbas.
L’apparition des dessins animés en Egypte date des années 1960 et 70 où les précurseurs étaient les deux frères Ali et Hossameddine Mohib, les premiers responsables du département des dessins animés à la télévision publique.
Cette époque a témoigné d’une ère prospère pour les dessins animés ainsi que les publicités animées : Sigalle (lait pour les bébés), Riri (produit en céréale pour les nourrissons) et Set Saniya(une femme au physique rond qui ne sait pas économiser l’eau potable).
Les frères Mohib ont également fait des dessins animés destinés à des films comiques pour les vedettes de l’époque, à l’exemple d’Adel Imam et de Fouad Al-Mohandess. Puis, pendant des années, les dessins animés sont tombés dans l’oubli.
C’est en 1998 que le monde des dessins animés en Egypte connaît un nouvel essor. La sortie du feuilleton Bakkar, premier du genre, crée un véritable tournant. La réalisatrice Mona Aboul-Nasr a alors l’idée d’inventer un personnage nubien et de s’en servir pour parler des problèmes des enfants dans cette région d’Egypte. Mais la mort de la réalisatrice met fin au parcours de son personnage malgré le succès qu’il avait connu.
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Moustapha Al-Faramawi a pu choisir des thèmes attirants pour les chaînes privées. (Photo : Hachem Aboul-Amayem) |
Aujourd’hui, nombreux sont les studios qui ont arrêté leurs activités, à l’exemple de Cairo Cartoon, Matrix, Al-Nahda et Al-Sahar, à cause du manque d’intérêt face à une production destinée aux enfants et qui n’attire plus les boîtes de publicités.
« Beaucoup de sociétés de production ne voient aucune utilité à investir dans cet art. Elles considèrent qu’il s’agit d’un domaine peu rentable et qui intéresse uniquement les enfants », regrette Ahmad Fawzi. Ce jeune animateur déplore des conditions de travail difficiles et une ambiance économique morose qui a obligé beaucoup d’animateurs à quitter le métier.
« Je connais pas mal de jeunes animateurs qui ont préféré partir au Koweït où ils travaillent tout au long de l’année et sont mieux payés, dit Al-Faramawi. Moi, j’ai de la chance de travailler comme designer à la télé, un métier que je n’aime pas beaucoup. Je fais des logos, je dessine des posters et je conçois les titres des programmes. C’est la seule solution que j’ai trouvée pour attendre les moments propices à la valorisation de cet art », lance Mohamad Seif, animateur.