Lena Merhej, “Comment ça s’est passé” (traduction provisoire d’un extrait du dernier numéro de Samandal)
Il y a comics et comix : dans le premier cas, il s’agit de bandes dessinées en principe d’origine nord-américaine et, dans le second, de récits illustrés, plutôt inspirés de la contre-culture et destinés, en principe là encore, à un public adulte (comix imply countercultural, illustrated tales for adult audiences, comme l’écrit Jonathan Guyer dans From Beirut: The Origin Story of Arab Comix, un article plein d’informations sur les débuts de ce genre dans le monde arabe et au Liban en particulier).
Pour cet auteur – voir également ici (en arabe) – George Khoury, aliasJad, est le premier à donner au comix arabe ses lettres de noblesse, avec son Carnaval publié au début des années 1980, alors que la guerre civile continue à déchirer le Liban (de nombreuses planches, magnifiques, sont visibles sur le site de l’auteur). Naturellement, les origines de la BD libanaise sont bien plus anciennes, comme le rappelle Henry Matthews, le comic book guru du monde arabe, qui œuvre à en préserver la mémoire. Mais George «Jad » Khoury ouvre une ère nouvelle, non seulement par la nouveauté de son travail, mais également par sa volonté de créer une dynamique autour de cette nouvelle approche du « 9e art », en commençant par l’organisation d’ateliers collectifs.
Preuve que ce travail ne s’est pas fait en vain, une nouvelle génération de jeunes auteur(e)s est apparue quelques années plus tard. Elle a permis, entre autres initiatives, la création de Samandal (La Salamandre), une revue et un collectif dont l’ambition, au meilleur sens du terme, est très bien présentée par une de ses fondatrices, Lena Merhej. Elle explique ainsi que cet amphibien aime à vivre entre deux mondes, entre le mot et l’image, les beaux-arts et l’art populaire, le traditionnel et l’expérimental. Le collectif publie, en arabe, français et anglais, un périodique qui reprend des œuvres choisies par des créateurs réunis en « collège », dans une dynamique à la fois locale, régionale et internationale.
Dans ce cadre, justement, Samandal a publié, en 2009, son septième numéro, une collaboration avec la revue belge, L’employé du Moi, autour de la thématique de la revanche. Quatre mois après la publication, trois dessinateurs du collectif se sont vus convoqués par la Sûreté générale libanaise. Pas du tout pour des questions administratives, comme ils le pensaient au départ, mais pour être entendus à la suite d’une plainte déposée pour différents motifs, à commencer par le délit, très libanais, d’incitation à la discorde confessionnelle, en plus de l’atteinte à la religion, de la publication de fausses informations, et autres diffamations et calomnies.
Pourquoi ces trois-là ont-ils été convoqués et non pas d’autres membres du collectif ? À commencer par l’auteure d’un des dessins incriminés, Lena Mehrej (voir l’illustration en haut de ce billet), qui avait imaginé de prendre au pied de la lettre différentes expressions très courantes dans la langue libanaise de tous les jours, dont l’étonnant Yahraq dînak !(Qu’Il brûle ta religion !, la majuscule étant pour Dieu), synonyme d’exaspération passée au stade majeur. La réponse n’est pas bien claire et ce n’est pas l’ancien ministre de la Culture, le réputé très libéral Tarek Mitri, qui pourra le dire, lui qui avoue ne pas se souvenir, comme le précise un bon article du New Yorker, de la raison qui a pu le motiver à transmettre la plainte à son collègue de la Justice…
Au départ comme l’explique Elias Muhanna, l’auteur de l’article mentionné, les prévenus n’étaient pas vraiment inquiets. Le pays avait connu plusieurs affaires comparables qui s’étaient terminés par des jugements, ou des arrangements, plutôt favorables à la liberté de création. Savaient-ils alors qui était derrière cette plainte ? Peut-être… En tout cas, les (vrais) partisans de la laïcité en France seront peut-être étonnés d’apprendre, en ces temps où l’on est prompt à condamner le bigotisme musulman, qu’ils se recrutaient en fait du côté des responsables chrétiens libanais (voir cet article dans Al-Akhbar). Comme quoi l’actuelle Église d’Orient – comme les autres du reste – est la digne héritière d’une longue tradition de répression, celle, par exemple, qui fit périr en 1830 le frère de Farès Chidiac, l’homme qui allait révolutionner quelques années plus tard la prose de fiction en langue arabe (du coup, Farès se fit d’abord protestant puis musulman, avant de finir, peut-être, agnostique !)
Tous les détails de cette affaire (celle de Samandal bien entendu, pas Chidiac !), y compris les liens vers les dessins incriminés, se trouvent sur le site de la revue Samandal. On y trouve les attendus du jugement prononcé en avril dernier. Contre toute attente, il condamnait trois des membres de l’équipe à une amende assez sévère. En plus de réels tracas administratifs, il leur faut par conséquent trouver, pour éviter la prison, quelque 18 000 euros. L’équivalent d’une condamnation à mort pour une revue telle que Samandal, bien gérée il est vrai mais pas au point de dégager des bénéfices aussi importants…
Fidèles à leurs principes, les membres de ce collectif libanais ont toujours veillé à ne pas dépendre de financements externes, qui risqueraient d’entraver leur liberté. Ils ont donc choisi de lancer un financement participatif (crowdsourcing) pour les aider à « lutter contre la censure et continuer à publier à Beyrouth ». Dans un pays comme la France, où quatre millions de personnes sont descendues dans la rue pour défendre Charlie Hebdo, un tel appel ne peut pas laisser indifférent…
Il y a encore une autre façon, moins directe mais tout de même utile, d’aider la BD libanaise de qualité. Elle consiste à vous offrir, et à vos amis,Laban et confiture, la traduction française, qui vient de sortir, du très bon album publié chez Samandal par Lena Merhej. Le plus facile pour le moment, c’est en ligne, ici : 15 euros. Vous ne serez pas déçus !
Par Yves Gonzalez-Quijano - Source de l'artilcle CPA Hypotheses
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