vendredi 1 avril 2016

BD monde arabe - l'ébullition

«Samandal», «TokTok», «Lab619», «Skefkef».... Les revues de BD se multiplient au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, offrant à leurs auteurs un espace ­d’expression salutaire dans un territoire en ­pleine effervescence.

La revue libanaise «Samandal». Ci-dessous: un dessin de «TokTok» par l’Egyptien Shennawy.
Les «Recettes de ­vengeance à la libanaise» de Lena Merhej qui ont valu un procès à la revue Samandal.
Les «Souffles courts» de Raphaëlle Macaron.
Dans son appartement beyrouthin avec vue sur le port, Joseph Kai, bédéiste libanais de 27 ans, tire sur sa cigarette et se perd dans le fumet de ses souvenirs: «J’étais au lancement de Samandal en 2007. J’avais à peine 18 ans, mais je me souviens m’être dit que je voulais en faire partie. Ou plutôt que ça ne pouvait pas se faire sans moi!», rit le jeune illustrateur. Aujourd’hui, il est membre du comité de rédaction de ­Samandal, revue libanaise de BD pour adultes dont il vient de diriger le dernier numéro intitulé Géographie. «La bande dessinée n’est plus seulement une forme d’expression. Elle peut être aussi un ­acteur politique voire, dans des cas extrêmes, une arme pouvant contribuer à détourner l’histoire et modifier la carte du monde. Et ceci nous invite, nous auteurs de BD, à répandre nos récits sur ces zones particulièrement tendues du globe que sont aussi notre pays et notre région», écrit-il dans son éditorial.
Parmi les récits dessinés en arabe et en français qui défilent sur 250 pages, Joseph retrace le voyage d’un jeune beyrouthin, depuis une bouffée de cigarette prise dans son appartement jusqu’aux confins de la frontière avec la Syrie, où «le gros tsunami qui emporte encore des victimes de l’autre côté de l’Anti-Liban résonne dans ses oreilles». Sur sa route, il croise un enfant échoué sur une plage, face contre sol, puis un adulte libanais qui invoque le complot américain derrière la présence massive de réfugiés syriens au Liban. A son retour, il découvre une montagne de déchets sous son balcon, avec vue sur le port.

Poétique et expérimental 

Afficher l'image d'origineLe conflit qui fait rage en Syrie et la ­crise des déchets à Beyrouth sont là, mais ils se fondent dans un récit poétique où l’expérimentation formelle importe au moins autant que les mots. Car Samandal – salamandre en arabe – tient à rester dans cet entre-deux entre le propos et sa peau: «Dans le premier éditorial, le co-fondateur Fadi Baki explique que Samandal est un amphibien entre mer et terre, comme la BD est un art entre les mots et les images, comme notre revue veut évoluer entre l’expérimental et le traditionnel, entre la haute culture et la culture populaire», explique Léna Merhej, l’une des co-fondatrices de la revue.
Samandal, c’est l’histoire de cinq artistes libanais passionnés de BD dans un pays où le neuvième art est balbutiant, bien décidés à créer un espace éditorial qui deviendra peu à peu le ciment d’une communauté de bédéistes aguerris. Après le succès inattendu du numéro zéro, la revue publie chaque semestre les récits d’auteurs venant du Liban et d’ailleurs, sans aucune limite formelle ni thématique: «Nous recevions la plupart du temps des propositions d’auteurs expérimentaux, oscillant entre le documentaire historique et le carnet intime. Nous ne censurions aucune thématique. A chaque numéro, le nombre de contributeurs s’étendait et nous intégrions des auteurs internationaux rencontrés lors d’atelier ou de festivals», s’égaye la bédéiste et chercheuse, en revenant sur les premiers pas de l’amphibien éditorial. Des séries, débutées dès le premier numéro, deviendront plus tard des albums, comme The Educator de Fouad Mezher ou Laban et confiture de Léna Merhej.

Découverte de la censure 

Le succès est tel qu’en décembre 2009, le numéro 7 est financé par le ministère de la Culture dans le cadre de «Beyrouth, capitale mondiale du livre». Réalisé en collaboration avec la maison d’édition belge L’Employé du Moi, c’est pourtant ce numéro qui va mener la salamandre au bord de la mort par étouffement. Trois de ses éditeurs sont poursuivis en 2010 pour «incitation à la haine confessionnelle», «dénigrement de la religion», «publication de fausses informations» et «diffamation et calomnie» par le procureur de la République. Ecce homo de Valfret et Recettes de vengeance à la libanaise de Léna Merhej sont à l’origine de l’ire du bureau de la censure de la Sûreté générale, l’Etat dans l’Etat au Liban.
Dans la première BD, un centurion, après avoir tué un légionnaire avec qui il a eu une relation homosexuelle, fait porter le chapeau aux premiers chrétiens et lance à l’un d’entre eux, crucifié: «C’est toi qui es pédé!» Dans la deuxième, Léna Merhej met en image des expressions courantes du dialecte libanais. «Yahreek dinak», «que Dieu brûle ta religion», l’une des nombreuses formules fleuries qui traduit l’exaspération au pays du Cèdre, est représentée par l’incendie d’un prêtre et celui d’un imam. Pour ces deux récits à prendre au moins au second degré, Samandal a dû payer une amende de 20 000 dollars quand le verdict, entaché d’irrégularités, est tombé le 28 avril 2015.
C’est ainsi que le petit univers de la BD pour adultes au Liban a découvert les limites de la liberté d’expression. «Quand j’ai publié ce récit, je n’ai pas écrit ‘merde’ de peur de choquer. Je n’aurais ­jamais pensé que le passage sur la religion poserait problème», se souvient Léna Merhej. Après une campagne de soutien en ligne, le magazine a récolté plus de 30 000 dollars. De quoi éviter la faillite pour l’équipe de bénévoles. Décidés à poursuivre l’aventure, ils prennent désormais leurs précautions, précise Léna: «Le prochain numéro porte sur la jeunesse, la sexualité et la poésie. Il sera d’abord imprimé en France, puis nous apporterons des numéros ici, afin d’éviter d’autres actions en justice indésirables.»


La Révolution en toile de fond

TokTok, revue de BD égyptienne lancée deux semaines avant le soulèvement du 25 janvier 2011, prend aussi ses précautions avec la censure, comme le précise son fondateur Shennawy: «Sous le régime de Moubarak, on vivait dans un Etat policier, mais il y avait une liberté expression: on pouvait caricaturer Moubarak sans craindre d’être arrêté. Aujourd’hui c’est fini. A TokTok, on évite la confrontation directe. On préfère aborder des thématiques sensibles de manière subtile. D’abord, ça nous permet de continuer notre aventure, et c’est aussi un moyen pour le lecteur de participer, d’activer son esprit critique et son imaginaire pour deviner les différents niveaux de lecture», explique l’illustrateur égyptien trentenaire.
Dans l’Egypte d’al-Sissi, où le caricaturiste Islam Gawish, arrêté en février dernier, n’est que le dernier d’une longue liste de journalistes et de dessinateurs de presse détenus arbitrairement, la bande dessinée reste l’un des rares îlots alternatifs d’expression libre. Ses auteurs préfèrent le quotidien foisonnant des rues du Caire plutôt que les grandes diatribes politiques. Mais l’identité visuelle de leur revue est née dans l’effervescence du mouvement révolutionnaire: «On était tout le temps sur la place Tahrir. J’habitais à côté et ma maison était devenue un refuge pour mes amis dessinateurs. Quand Moubarak est tombé, chacun s’est emparé du sujet dans le deuxième numéro de TokTok. A l’époque, la révolution était aussi visuelle, avec les graffitis, les slogans. Ça a contribué à notre succès», se souvient Shennawy.
«Quand la maison d’édition Atrabile s’est créée à Genève, ça a aussi fait naître des vocations. Car auparavant, les gens ­faisaient ça dans leur coin. D’un coup, des synergies sont apparues entre les dessinateurs de la ville», se souvient Baladi, auteur suisse d’origine libanaise qui a collaboré avec Samandal. Le constat vaut aussi bien pour Samandal à Beyrouth que pour TokTok au Caire, inspiré par son grand frère ­libanais: «C’était le premier projet abouti dans son genre et ça nous a donné envie d’y croire. En même temps, Samandal est une sorte de laboratoire expérimental de la BD. Pour l’Egypte, nous voulions adopter une façon plus classique et populaire de faire de la bande dessinée», rappelle Shennawy. Pour cela, il fallait un objet éditorial autour duquel se réunir. «Nous étions un collectif de dessinateurs, mais sans espace d’expression.» Le «toktok», ce transport public jaune et noir bruyant qui circule dans les quartiers populaires du Caire, transporte désormais les auteurs égyptiens de BD dans un projet porteur d’espoir.

Collectifs dans toute la région

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Cinq ans après le démarrage pétaradant de TokTok, Shennawy a cofondé en octobre 2015 la première édition du festival Cairo Comix, aux côtés de Magdy el-Shafee et de Mohammed et Haytham Ra’fat, alias Twins Cartoon. Les dessinateurs avaient à cœur d’offrir au public égyptien un regard élargi sur la BD du monde arabe: «Les rencontres autour de la BD ont toujours lieu hors de la région, excepté le FIBDA à Alger. Nous avons voulu créer un événement où les auteurs marocains, jordaniens, tunisiens, libanais et égyptiens pourraient se rencontrer sans traverser la Méditerranée», explique Shennawy.
L’équipe de Skefkef (un sandwich populaire à Casablanca), revue dessinée marocaine née à Casablanca, a donc accouru. Salah Malouli, son fondateur, rappelle d’ailleurs que c’est à la suite d’une résidence de Shennawy au Maroc que le magazine a vu le jour en juillet 2013: «Il est resté une semaine ici, auprès de 14 artistes marocains. Jusque-là, nous n’avions pas de support pour nous exprimer. Peu après, nous avons lancé Skefkef, une plateforme de publication indépendance et autogérée. L’accueil du public nous a poussés à continuer. Les profits réalisés vont financer la publication d’albums des membres du collectif. Nous en sommes au cinquième numéro, qui tourne chaque fois autour d’un thème: ­Casablanca, les espaces virtuels et réels, la théorie du complot, le football et les années 1980. Nous ne posons aucune limite aux auteurs et, jusqu’à présent, nous n’avons pas été inquiétés», livre-t-il.
Le festival Cairo Comix a couronné Lab619 en tant que meilleur magazine de bande dessinée. Dans cette publication, née sur les cendres du régime de Ben Ali, la dessinatrice Abir Gasmi assure que la liberté d’expression n’est pas un vain mot: «A chaque nouveau numéro, on rappelle aux auteurs qu’ils doivent être le plus libre possible dans leur création. Nous sommes très liés à l’actualité politique du pays. Après l’assassinat de Chokri Belaïd, tous les auteurs ont traité le sujet, parfois de manière directe et radicale», se souvient-elle.
Dans le dernier numéro, on découvre l’histoire sardonique d’un gosse tenté de rejoindre «L’agence suprême du bonheur et de la joie», mais qui bute sur une bureaucratie paralysante. Plus loin, une police futuriste pourchasse et arrête des terroristes, simples citoyens réunis en soirée, devant les caméras de télévision en continu. Qu’ils soient construits autour de personnages satiriques ou dans un univers futuriste dystopique, les récits dessinés tournent tous autour de la notion de liberté. Pas surprenant, quand on sait qui sont les auteurs du collectif Lab619: «Les membres sont renouvelés en permanence. Mais la plupart sont des dessinateurs de presse et des caricaturistes qui se sont tournés vers la BD avec la création de Lab619, explique Abir Gasmi. Ils se sont simplement reconnus dans cette publication.»


Les Arabes du futur

Prions pour la chrétienté! Pour les Libanais! Pour qu’on élise un président! Pour les expatriés! Et pour Jamila bien sûr», dit le prêtre lors de l’enterrement de Jamila, la grand-mère de la narratrice de Souffles courts. Son auteure, Raphaëlle Macaron, y raconte avec un humour pinçant les travers de sa famille, réunie dans son village natal pour l’enterrement de sa grand-mère. «Pendant un moment j’ai essayé de ne pas parler du Liban. Mais au final, le Liban est ancré en moi, m’inspire, et je n’ai pas envie d’aller contre ça», explique la jeune bédéiste, membre du collectif Samandal. Pourquoi avoir hésité à raconter le Liban? «Je fais attention à ne pas verser dans l’orientalisme, à ne pas raconter une histoire sur l’Orient pour l’Occident.»

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Le cas Sattouf

L’Arabe du futur, l’album de Riad Sattouf vendu à 200 000 exemplaires, décrit aussi les souvenirs d’enfance de l’auteur dans le monde arabe. Or que ce soit en Libye ou en Syrie, il multiplie les situations de violence et de bêtise que subit le personnage. «Il adopte un discours orientaliste alors qu’a priori il appartient à une nouvelle époque. Il décrit encore une fois un Moyen-Orient exotique, essentialisé dans la violence... Ça m’énerve!», soupire Kamal Hakim, bédéiste libanais auteur du Temps des Grenades. Si chacun reconnaît le talent de Riad Sattouf, peu comprennent le négativisme de son album, Fauve d’or du meilleur album de l’année 2014 au festival d’Angoulême. «Si tu compares la haine de Sattouf décrivant son enfance avec la description de Raphaëlle sur son village natal, tu vois qu’elle est aussi critique, mais pas dénuée d’émotions», souligne Joseph Kai.
Beaucoup de bédéistes de la région préfèrent embrasser leur identité, toute complexe soit-elle. Pour Kamal Hakim, «il y a une grande richesse dans la tradition libanaise du hakawati (sorte de griot libanais, ndlr) qui se marierait parfaitement avec le langage de la BD.» A Casablanca, Salah Malouli insiste sur l’importance du dialecte marocain, au même titre que TokTok au Caire. A Tunis, Lab619 tente peu à peu de faire émerger une BD tunisienne, souligne Abir Gasmi: «On ne sait pas trop encore ce que c’est. C’est un débat. On essaie de se référer à notre patrimoine, aux expériences passées et présentes de la région, de créer une identité visuelle qui nous ressemble. Et pourquoi pas, à terme, la création d’une BD arabe?». EH

Financement ou ­liberté

Samandal, Skefkef, TokTok, Lab619.. Autant d’aventures éditoriales qui reposent sur le bénévolat et la passion de leurs membres pour la BD. Pour vivre, ces auteurs font du design graphique, de l’animation ou enseignent à l’université. «Le problème principal, c’est la distribution. Le pays qui achète le plus de livres, c’est l’Arabie saoudite. Mais il faut accepter de s’autocensurer pour publier là-bas. Or c’est impossible pour un auteur de BD... On ne peut pas faire de bande dessinée sans parler de sexe, de politique ou de ­religion!», assure Léna Merhej.
L’ONG Tosh Fesh croit pouvoir dépasser cette contradiction. Créée par Mu’taz et Rada Sawwaf, un homme d’affaires libanais ayant fait fortune en Arabie saoudite et sa femme, elle vise à mettre en avant les grands noms du passé de la bande dessinée arabe et à soutenir ses jeunes auteurs. «Mais nous ne publions pas les sujets tabous. Nous pratiquons une certaine autocensure sur tous les sujets qui peuvent ­fâcher dans le monde arabe. Du coup dans notre publication, nous ne reprenons que les travaux qui évitent certains sujets», dit l’un de ses membres.
«L’Initiative Mu’taz et Rada Sawwaf pour la bande dessinée arabe» a permis la création d’une bibliothèque de BD arabe à l’Université américaine de ­Beyrouth et soutient son enseignement et sa recherche. En parallèle, elle finance le prix Mahmoud ­Kahil – nommé en l’honneur du grand caricaturiste et ­dessinateur de presse libanais décédé en 2003 – qui ­récompense des caricaturistes et des bédéistes du monde arabe. TokTok y a remporté un prix à titre ­honorifique en 2015, mais Shennawy n’est pas dupe: «Si je veux l’argent de Tosh Fesh, j’accepte ses règles. C’est clair. Après notre numéro 3, nous avons reçu beaucoup de propositions de financement, toujours liées à un contrôle éditorial. Je préfère qu’on continue à publier ce qu’on veut, même si on ne fait pas de profits.» EH

Sur internet: 

Source de l'article Le Courrier

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