Depuis 1988, Richard Williams cherche à réaliser "le plus grand film d'animation de tous les temps". Intitulé Le Voleur et le Cordonnier, le chef-d’œuvre inachevé resurgit aujourd'hui dans une version de travail "director’s cut", portée par la vision intransigeante de son génial créateur. Une aventure artistique d'un demi siècle, avec la participation amicale de princes arabes, de Steven Spielberg et des fans du monde entier.
C'est l'histoire d'un type qui a passé le plus clair de sa vie à bosser dans la publicité, mais qui a fait de la pureté artistique son credo absolu ; un homme vanté comme un génie sans que personne ne connaisse vraiment son travail ; une légende qui, pendant plus de trente ans, a couru après un rêve, celui de réaliser le plus grand dessin animé de tous les temps, jusqu’à l’effleurer du doigt, avant de se prendre brutalement les pieds dans le tapis de sa propre intransigeance et de sa mégalomanie galopante. Patatras : c'est l'histoire de Richard Williams et de son magnum opus à jamais inachevé, Le Voleur et le Cordonnier, sans doute pas le chef-d’œuvre tant rêvé, mais l'un des plus beaux pêchés d'orgueil jamais commis.
Sa petite affaire aurait pu tourner tranquillement jusqu'à ce que sonne l'âge de la retraite. Jeune Canadien débarqué à Londres au milieu des années 50, Richard Williams y monte sa propre boîte d'animation qui prospère en pigeant aussi bien pour l'industrie de la pub que celle du ciné (les splendides génériques pop deWhat's new Pussycat ? ou Casino Royale, c'est lui). Le garçon a un talent dingue et ne va pas supporter longtemps de ne le mettre au service que de travaux alimentaires.
Anarchie et princes arabes
En 1968, Williams s'entiche des histoires de Mulla Nasrudin, sorte de Candide du folklore oriental, et entreprend de lancer un long-métrage animé autour de ce personnage. Bien décidé à mettre le monde à genoux, il embauche la légende Ken Harris (bras droit de Chuck Jones sur les Looney Tunes) comme animateur en chef du projet. Financé en interne et sans distributeurs internationaux, le film avance à son rythme : de manière anarchique. Au bout de quatre ans de production, tout est réécrit de fond en comble. Le décor "1001 nuits", l'imagerie orientale et le vilain vizir doublé par Vincent Price subsistent, mais tout le reste est jeté par dessus bord. Le personnage principal est éjecté, remplacé par un binôme composé d'un voleur rigolo et d'un gentil cordonnier mutique. De quoi cause le film désormais ? Nul ne le sait vraiment. Mais ce sera "le truc le plus épique jamais vu sur un écran de cinéma". Juré. C’est son auteur qui le dit.
Longtemps, les spots de pubs ont suffi à renflouer les caisses de la société. Mais dix ans après le lancement de la production, les dettes s’amoncellent. Le salut vient d’Arabie Saoudite. Un prince offre à Williams 100 000 dollars pour réaliser une séquence-test d'environ dix minutes. L’apport de liquidités permet à Williams de finaliser l'une des scènes les plus ambitieuses et virtuoses du film, où le voleur cherche son chemin à l'intérieur d'une énorme machine de guerre jonchée de pièges mortels. Ouf ! Enfin sauvé ? Surtout pas : Williams explose les deadlines et l'enveloppe qui lui a été allouée, obligeant son commanditaire pétrolier à patienter plus d'un an avant de visionner les dix minutes prévues. Après avoir déboursé plus de 250 000 dollars, le Prince arabe se retire du projet.
Qui veut la peau ?
La suite ne sera qu’une succession de réécritures obsessionnelles, de démissions en masse de salariés lessivés et de nouvelles pubs pour renflouer les caisses. Bref, la routine, jusqu'à ce qu'un certain Steven Spielberg ne découvre coup sur coup un montage temporaire du Voleur... et un spot Fanta réalisé par les équipes de Williams, mêlant animation et prises de vue live. Stupéfaits, Spielberg et son copain Robert Zemeckis propulsent Williams au poste de directeur de l’animation sur leur nouveau projet de pointe Qui veut la Peau de Roger Rabbit ? S’il traine un peu les pieds, comme toujours, Williams comprend néanmoins que son cachet va lui permettre de continuer à financer en parallèle la production de son chef-d'œuvre maudit.
Fan Edits et copies de travail
L'histoire aurait pu s'arrêter là ; elle aurait été d'une tristesse insondable. Mais en 2006, un fan balance sur le net une version du film baptisée "The Recobbled Cut", tentative de rendre justice à la vision originelle de son auteur. En partant d'une version de travail datant du début des 90's, et en comblant les blancs grâce à des archives récupérées après un travail d'investigation titanesque, ce fan-edit est probablement l'un des documents les plus précieux de toute l'histoire du cinéma : il ne permet certes que d’entrevoir ce qu'aurait pu être Le Voleur et le Cordonnier si Williams avait pu le mener à bien dans les années 70, mais il permet aussi de se faire une idée assez précise de ses qualités faramineuses (aboutissement technique, sens du gag supersonique, visions psychés folles et un climax inouï où se télescopent Tex Avery, Tolkien et Buster Keaton).
Boosté par l'accueil délirant offert à ce montage par la communauté geek, Williams décide de sortir de ses archives la copie de travail officielle du film, baptisée A Moment In Time, qui est présentée au festival d'Annecy. 45 ans après sa mise en branle, Le Voleur et Le Cordonnier se remet à faire parler de lui, se trouve enfin un public et accède de peu à la postérité qui lui avait été promise. Depuis le début de l'histoire, l'idée de Richard Williams était de faire entrer Le Voleur dans la légende du cinéma. De ce point de vue, il a indiscutablement réussi son coup.
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