Le
27 janvier, le président égyptien Mohamed Morsi a déclaré l'état d'urgence dans
trois villes du canal de Suez. Le lendemain, jour anniversaire du début de
l'insurrection de 2011, l'ambiance était tendue.
Le jeu : Knights of Glory فرسان المجد |
Ce jour-là, j'ai rencontré
dans un cybercafé du Caire huit jeunes Egyptiens qui utilisaient des noms de
code comme "Dragon cracheur de feu", "Le Fantôme" et
"Hohoz". Ils étaient en train de recruter des hommes à Alexandrie et
de choisir leurs chefs dans la capitale, en vue d'une attaque. Ces hommes
n'appartiennent cependant pas à un groupe anarchiste. Ils sont les fans d'un
nouveau ludiciel arabe intitulé Knights of Glory [Chevaliers de gloire], un
"jeu en ligne massivement multijoueur" [où un très grand nombre de
personnes peuvent jouer simultanément, via Internet]. Son action se déroule aux
VIIe et VIIIe siècles, pendant les conquêtes arabes. Il a été réalisé par une
société appelée Falafel Games. Dans le monde arabe, les jeux vidéo sont un
secteur en pleine expansion. Le marché pèse entre 1 et 2,6 milliards de dollars
[de 770 millions à 2 milliards d'euros]. Le cabinet d'analyse Discover Digital
Arabia (DDA) estime qu'un enfant saoudien dépense en moyenne 400 dollars en
jeux vidéo chaque année.
Le roi de Jordanie en
personne a été surpris en train de jouer à bord de son jet privé. Et Internet a
contribué à doper le secteur. Selon DDA, 65 % des internautes saoudiens et 56 %
des internautes égyptiens jouent à des jeux en ligne. Falafel Games n'est pas
la seule société à courtiser le nouveau marché moyen-oriental. Dans la région,
nombreux sont les concepteurs qui en avaient assez de jouer à des jeux
[occidentaux] qui décrivent le monde arabe sans rien y connaître. Vince
Ghossoub, l'un des fondateurs de Falafel Games, reproche à ces ludiciels de
trop souvent montrer les Arabes "d'une façon très stéréotypée". Entre
autres, la série Call of Duty a été particulièrement controversée. Le quatrième
opus, intitulé Modern Warfare, s'est attiré les foudres des censeurs d'Arabie
Saoudite et des Emirats arabes unis. Le but du jeu était de renverser Khaled
Al-Asad, le tyran d'un pays pétrolier non nommé du Proche-Orient. Pour les
concepteurs moyens orientaux, les jeux vidéo permettent de montrer la région
sous un jour différent.
De fait, tous les adeptes de
Knights of Glory à qui j'ai parlé conviennent que le jeu présente un "côté
très arabe". Il n'a pourtant pas été créé au Caire, mais dans un petit
bureau de Hangzhou, en Chine. C'est là que Vince Ghossoub et Radwan Kasmiya ont
fondé Falafel. Ils dirigent une équipe de vingt personnes, pour la plupart des
Chinois. Ghossoub se désigne luimême comme le "ministre des Affaires
étrangères" de la société : il s'occupe du marketing et des activités
commerciales. Kasmiya, le "ministre de l'Intérieur", est le chef de
projet, ou main game designer. S'il existait un titre de père fondateur du jeu
vidéo arabe, Kasmiya pourrait légitimement le revendiquer. Il a commencé à
concevoir des ludiciels dès l'école primaire. En 1998, âgé de 25 ans, il a
lancé Afkar Media, le premier studio de jeux vidéo arabes. Sans craindre la
polémique : Under Ash (2001), considéré comme le premier jeu vidéo vraiment
arabe, raconte l'histoire de la première Intifada palestinienne. Cela a donné
des idées à plus d'un - le Hezbollah s'est essayé à concevoir un jeu vidéo
intitulé Special Force en 2003. Kasmiya, quant à lui, a poursuivi avec Under
Siege (2005), inspiré de la deuxième Intifada. Les joueurs doivent s'efforcer
de sortir vivants de manifestations ou, dans d'autres niveaux, lutter contre
des soldats israéliens - mais jamais des civils, souligne Kasmiya.
"Certaines personnes disent que c'est de la propagande, d'autres des jeux documentaires",
déclare-t-il. Mais le camp dans lequel Kasmiya se situe est clair. Il
m'explique que la série de jeux s'inspire des rapports de l'ONU et que, à ce
titre, elle reflète la réalité. Gagner est impossible - quel que soit le
personnage que vous choisissez, masculin ou féminin, vous mourez toujours à la
fin. Après Under Siege, Kasmiya est passé à des jeux véhiculant un message.
Quraish (2007) est un "labo de recherche historique" situé aux VIIe
et VIIIe siècles, pendant les conquêtes arabes. Comme il s'agit d'une période
controversée sur le plan religieux - correspondant à la montée de l'islam -, il
lui a fallu des années pour obtenir l'aval de la censure saoudienne, et
certains des choix accessibles au joueur ont dû être limités.
En général, la censure est
un obstacle que tous les concepteurs de jeux du monde arabe doivent négocier.
Falafel Games est né en 2008. Cela faisait déjà dix ans que Kasmiya concevait
des jeux en Syrie quand le Libanais Ghossoub [qui étudiait alors en Chine] l'a
contacté et lui a proposé de collaborer. Ils ne s'étaient jamais rencontrés,
mais Ghossoub connaissait le travail de Kasmiya. "Avant la révolution,
confie ce dernier, les temps étaient durs pour tout créateur [en Syrie]."
Il a donc rejoint Ghossoub en Chine. 20 000 connexions par jour Knights of
Glory, le gros succès de Falafel, a été conçu pour réunir des joueurs de tout
le monde arabe. Ghossoub est fier que "tant de gens puissent nouer des
liens sans tenir compte de leur nationalité". Dans une région où les
médias subissent une censure sévère et où l'accès à l'information est souvent
limité, ce jeu de stratégie offre une nouvelle façon d'interagir. Il attire 10
000 à 20 000 connexions uniques par jour depuis le Maroc jusqu'en Irak, et les
chiffres vont croissant. Les joueurs les plus acharnés, environ 5 000
personnes, jouent en ligne en moyenne dix heures par jour, six jours par
semaine. Chaque équipe se compose de seize joueurs qui communiquent par une
fenêtre de discussion située en bas à gauche de l'écran. C'est là que tout se
passe ou presque : on monte des plans, on renforce ses défenses... et on
discute beaucoup de politique contemporaine. Ghossoub, lui-même passionné de
Knights of Glory, confie que ses discussions avec les autres joueurs lui ont
permis de prendre connaissance de certains événements rarement mentionnés dans
les journaux ou à la télévision. Ghossoub et Kasmiya se sont donné pour mission
ambitieuse d'encourager le sentiment panarabe depuis leur base chinoise. Ils
comptent traduire leur jeu en ourdou et en farsi pour toucher un marché plus
vaste dans le monde musulman et envisagent de créer un jeu sur le
"printemps arabe".
Pour le moment, ils se
concentrent sur le Proche-Orient plutôt que de viser les marchés plus rentables
d'Occident et d'Extrême-Orient. Mais ils comptent bien créer un jour des jeux
en anglais. La recette Falafel n'est pas la seule façon de faire un jeu vidéo
arabe. En novembre 2012, j'ai rencontré dans un café de Londres Mahmoud
Khasawneh et Candide Kirk, les PDG de Quirkat, une société de jeux vidéo
jordanienne. Ils étaient venus discuter avec certains de leurs concepteurs
basés au Royaume-Uni.
Fondé en 2004, Quirkat a
connu un succès retentissant trois ans plus tard avec Arabian Lords, son
premier jeu, qui est resté six semaines à la deuxième place des meilleures
ventes de Virgin Megastore au Proche Orient. Depuis, la société a travaillé sur
des jeux comme MENA Speed, une course automobile se déroulant au Caire, à Dubaï
et à Koweït, et Moosiqar, dans lequel on joue du oud [instrument à cordes très
répandu dans les pays arabes] sur des airs arabes.
Séduire un public mondial
La société tire son nom du
quirkat, un jeu antique qui serait à l'origine du jeu de dames. Ce nom révèle
l'objectif du studio : créer des jeux arabes destinés à séduire un public
mondial. Il vient juste de sortir Pro Foosball, le premier jeu arabe distribué
dans le monde entier et - encore plus important - publié par la multinationale
Sony. "Nous avons vraiment dû nous battre contre l'idée que les sociétés
arabes ne pouvaient qu'arabiser ou adapter des jeux venant de l'étranger,
déclare Khasawneh. Nous avons dû lutter contre le préjugé selon lequel, si
c'était fait sur place, c'était médiocre." Sony est désormais convaincu
que Quirkat est capable de créer des jeux destinés à toute la planète depuis la
Jordanie. Khasawneh s'empresse toutefois de faire remarquer que l'on peut viser
un public mondial sans abandonner la coloration moyen-orientale. Les jeux qu'il
conçoit décrivent le monde arabe de façon moderne. "Pas de tentes ni de
dromadaires !" s'exclame-t-il. Falafel et Quirkat inspirent le respect au
Moyen-Orient.
Alors que le secteur du jeu
vidéo est rongé par le piratage, les joueurs semblent prêts à acheter en toute
légalité les titres de ces sociétés. Kamiya qualifie cette attitude de
"dignité numérique". La décennie actuelle est passionnante pour qui
fait des jeux vidéo arabes. Il est certes encore difficile de produire et de publier
un jeu entièrement dans le monde arabe, confie Candide Kirk, de Quirkat. Mais
de nouvelles sociétés font leur apparition. Nezal, une entreprise d'Alexandrie,
vient de terminer un jeu musical où un groupe de manifestants doit utiliser des
rythmes pour vaincre la police puis Hosni Moubarak lui-même. Elle vient de
recevoir 1 million de dollars d'Ideavelopers, une société de capitalrisque
égyptienne, pour créer un nouveau jeu. D'après Candide Kirk, il faut garder un
oeil sur l'industrie du jeu saoudienne. "Ils pensent vraiment en arabe.
Ils coderaient en arabe s'ils le pouvaient." Les concepteurs de jeux
arabes commencent enfin à se faire entendre des grandes sociétés
internationales. Le français Ubisoft a des bureaux au Maroc et dans le Golfe,
et le japonais Sony a fourni un soutien crucial aux jeux de Quirkat.
"Avant, nous allions à des conférences spécialisées où il n'était question
que de l'Amérique, de l'Europe et de l'Extrême-Orient. Nous étions obligés
d'interroger : 'Et le bout de terre qui est au milieu ?' Maintenant, il n'est
plus possible de l'ignorer." Les concepteurs de jeux vidéo du monde arabe
pensent avoir beaucoup à apporter. Outre les décors et les personnages, le
monde arabe possède une créativité unique. "Nous sommes l'une des cultures
qui sait le mieux raconter des histoires", fait valoir Khasawneh.
Article parue en mars 2013
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