vendredi 4 octobre 2013

Lancement de la bande-dessinée citoyenne "Yezzi Meddoukha Ya Mouaten": Entretien avec Selima Abbou et Anissa Gargouri de l'Association Touensa

Plus que deux jours avant le lancement officiel de la bande dessinée "Yezzi Meddoukha ya Mouaten", éditée à plus de 5000 exemplaires par l’association Touensa. Après des mois de travail et de nuits blanches l’œuvre est fin prête. 

yezzi meddoukha
Lahlouba aussi. Lahlouba (qui désigne en tunisien quelqu’un de curieux, d’intelligent, de débrouillard), c’est l’héroïne du projet, une petite fille qui cherche à comprendre ce qui l’entoure et à participer aux décisions qui concernent sa famille, ses amis, son école, ou sa ville. Haute comme trois pommes, avec ses grands yeux malicieux et ses petites couettes, elle invite les lecteurs à la suivre dans son questionnement quotidien autour des thèmes de la citoyenneté et de la démocratie. Elle va même plus loin en laissant les Tunisiens lui souffler les questions qu’ils n’osaient peut-être pas poser jusque-là… 
Une BD qui tombe à pic, à l’heure où les avis divergent et les esprits s’échauffent au sujet des droits de l’Homme, des libertés et des devoirs.
Le HuffPost Maghreb a rencontré les deux "mamans" de ce projet, Selima Abbou (fondatrice et directrice exécutif de l'association Touensa) et Anissa Gargouri (responsable de la BD citoyenne):

HuffPost Maghreb: Comment vous est venue l'idée de la BD citoyenne "Yezzi Meddoukha Ya Mouaten"?

Selima Abbou: On avait essayé depuis quelques années plusieurs mécanismes d’éveil citoyen, et on n’avait pas trouvé l’outil pratique terrain. Descendre dans la rue d’accord, mais avec quoi? Si on se contente de distribuer une brochure à lire, ça n’a aucun sens, ça n’aura pas d’impact. On s’est donc dit que la meilleure manière, c’était d’y arriver avec l’humour pour vulgariser tous ces concepts.

Anissa Gargouri: L’autre constat c’est qu’au fond, les gens ne maîtrisent pas vraiment la définition de ces notions de démocratie et de liberté de manière assez précise. Il y a donc beaucoup d’a priori, de fausses idées presque. Il fallait vraiment remettre de l’ordre dans tout ça.

Selima: Pour la notion de citoyenneté par exemple, on a une carte d’identité mais on ne sait pas ce qu’elle vaut, à quoi elle sert véritablement. On sent qu’on nous utilise en tant que contribuables, mais qu’en fait on ne nous donne pas le droit d’avoir notre avis, d’exercer notre citoyenneté (pour ceux qui le veulent). Du coup, de fil en aiguille, on s’est dit qu’on allait créer cette BD.

Et c’est là qu’est née Lahlouba. Pourquoi une petite fille au fait?
Selima: Au départ, le concept n’était pas très clair. On s’était assises à un café et le scénariste de la boîte avec laquelle on avait commencé à travailler nous a proposé l’idée d’un chauffeur de taxi qui vit des histoires au quotidien, et qui se transforme chaque nuit dans ses rêves en "citoyen-miracle" qui arrive à résoudre tous les problèmes.
Mais en fait on ne voulait pas d’un autre Labib (le fennec devenu la mascotte de l’environnement et de la propreté sous l’ancien régime tunisien, ndlr), on voulait vraiment un acteur, un citoyen critique et pertinent, qui voit les travers de la société et qui se pose des questions à ce sujet.

Anissa: Ce premier scénario du chauffeur de taxi ne convenait pas parce-que c’était encore une fois un personnage qui allait résoudre les problèmes de tout le monde. On voulait que les citoyens se demandent eux-mêmes: "qu’est-ce que nous pouvons faire pour que les choses changent, qu’elles évoluent?". Qu’ils s’approprient leur citoyenneté en fin de compte…

Il nous fallait donc un personnage qui puisse être adopté par une majorité, de tous âges et de toutes conditions sociales ou intellectuelles. On en est venues à penser à un enfant, parce qu’en tant que mères, on sait à quel point les enfants peuvent être pertinents, naïfs, et pourtant si cohérents dans leur questionnement sur ce qui les entoure!
Il y a une espèce de logique à l’enfance, que l’on perd à l’âge adulte…

C’est moi qui ai eu l’idée du personnage, et je voulais une fille, tout simplement! (rires) En fait on avait déjà décidé que l’enfant parlerait à son père, donc on a choisi une fille pour avoir cette interaction entre les genres. On n’exclut pas que plus tard, cette petite fille ait un grand frère, et que l’on utilise cette fois un garçon et sa mère pour traiter d’autres thématiques.
bd citoyenne planche 1
Mais en choisissant cette toute jeune héroïne, vous n’avez pas peur que la BD soit un peu trop enfantine pour toucher aussi les adultes?

Anissa: Peut-être, mais choisir un personnage plus âgé aurait aussi pu être un problème. Ce qui était important c’était de pouvoir parler des différentes thématiques sans que les personnages ne deviennent un obstacle. Il fallait vraiment qu’on puisse utiliser ce support pour parler de tout.

Selima: Non pas du tout, parce qu’on ne pose pas des problèmes d’enfants, on pose des problèmes vus par l’enfant, ce qui est différent. En fait la politique se retrouve dans la vie de tous les jours, et l’enfant la subit aussi cette vie de tous les jours.

Anissa: En fait ce qu’on veut atteindre, c’est vraiment l’appropriation des personnages. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a écrit la BD en langue dialectale. On voulait aussi que la BD soit ancrée dans le quotidien visuel des Tunisiens, avec un référentiel architectural tuniso-tunisien.

Pourriez-vous nous parler un peu de votre travail de scénaristes? Comment vous y êtes-vous prises?

Selima: Alors là, c’était dur! Au début on n’avait pas prévu d’écrire nous-mêmes (rires). Mais finalement le travail du scénariste à qui on avait initialement confié la tâche n’était pas tout à fait ce que l’on attendait. Comme il s’agit d’une histoire et d’un thème par planche, la difficulté était de faire ressortir toute la pertinence de la question en seulement 4 ou 6 cases.

Anissa: Le but, encore un fois, n’était pas d’être moralisateur, de donner des recettes, et de dire: c’est ça. Non, c’était juste de montrer l’importance des choses, leurs conséquences ou comment elles peuvent nous toucher dans notre vie quotidienne.

Ce qui était aussi très important, c’était d’abord de maîtriser nous-mêmes les concepts qu’on allait traiter. Et en fait on s’est rendu compte par exemple que lorsqu’on parlait d’une notion, on ne la voyait pas du tout de la même manière et que la hiérarchisation des idées n’était pas la même. Il a donc fallu trouver un consensus, après de longues discussions et parfois quelques disputes!

On a choisi l’humour pour aborder des thèmes qui peuvent paraître un peu barbants, indigestes même. Parfois, certaines planches étaient là pour montrer aussi l’absurdité de certaines situations de la vie quotidienne.

Par exemple?
Anissa: Par exemple pour la planche sur les impôts, un homme qui a réussi, qui a une super voiture, ne cesse de se plaindre des nombreux trous sur la route et s’inquiète pour sa voiture. Or il ne paye pas ses impôts!

Selima: L’une des premières planches traitait de la corruption. Lahlouba demande à son père ce que veut dire "contra" (contrebande en arabe) et il le lui explique. Ce dernier sort ensuite acheter un paquet de cigarettes issu justement de la contrebande. A son retour, Lahlouba lui dit que non seulement il n’a pas respecté les principes qu’il lui avait expliqués en amont mais qu’en plus il ne fait pas attention à sa santé!
On a également voulu terminer chaque planche par un gros point d’interrogation, toujours dans l’idée de susciter le débat.

Les Tunisiens avaient déjà fait la rencontre de Lahlouba lors d’ateliers d’écriture de bande-dessinée organisés à l'occasion de la journée de la femme tunisienne (le 13 août), sur l’avenue Habib Bourguiba, et à l’occasion du Forum Social Mondial en mars. En quoi consistent ces ateliers ? Et comment le concept a-t-il été reçu par le public?
Selima: En écrivant les scénarios, on s’est rendues compte à quel point l’exercice d’écriture pouvait être en soi une réflexion intéressante, entraînant un échange et un débat. C’est là qu’on s’est dit qu’on allait faire des ateliers d’écriture de bandes dessinées en invitant les gens à remplir eux-mêmes les bulles selon le thème évoqué.
Anissa: Comme ça a été tellement dur pour nous, on s’est dit qu’on allait faire participer les autres, comme ça il y aurait peut-être des idées géniales! (rires)
Selima: Au Forum Social Mondial on a senti un besoin énorme de s’exprimer, de donner son avis, même de poser des questions, parce que sur certains sujets les gens étaient perdus et avaient une envie incroyable de dialoguer et d’échanger. C’est pour cela qu’on voulait absolument que la distribution de la BD se fasse dans le cadre de ces ateliers.
Anissa: Au début on s’est dit que ça n’intéresserait personne de faire ça, que ce serait un vrai flop et qu’il n’y aurait personne à notre stand. Mais finalement c’était plein à craquer, des enfants de 6-7ans aux adultes de 70 ans.
Selima: C’était impressionnant, on ne s’y attendait pas du tout. Il y avait la queue!
Anissa: Je pense qu’on sera surement critiquées sur certaines planches, mais ce n'est pas grave parce que justement dans tout ce processus, on n’a jamais voulu être parfaits. Et puis la critique suscite de toute façon le débat! C’est comme Lahlouba, c’est comme nous, c’est comme le citoyen tunisien, on est tous perfectibles.
Cette BD citoyenne pourrait être utilisée dans les écoles, non?
Selima: On travaille avec l’association Edupartage, qui fait des sketchs scolaires dans les écoles, et qui a décidé de proposer nos ateliers de BD comme des ateliers pédagogiques, des projets de classes… Donc ce qu’on aimerait faire c’est former une équipe qui pourra expliquer comment fonctionne cet exercice d’écriture, comment interagir, etc.
Anissa: En fait on n’a pas appris au Tunisien à agir dès son plus jeune âge. On a remarqué que ceux qui étaient engagés par exemple chez les scouts ou dans des clubs de théâtre étaient plus enclins à agir à l’âge adulte.
lahlouba
D’autres projets à venir pour l'association Touensa?
Selima: On a développé un projet qui s’appelle Marsoum41, un site d’accès à l’information.
On aimerait aussi fédérer toutes ces associations qui travaillent avec nous (une vingtaine a été sélectionnée par Touensa pour la distribution de la BD sur tout le territoire tunisien, ndlr). 
L’objectif serait vraiment d’avoir une communauté Lahlouba, avec des évènements Lahlouba, pour faire en sorte que tous nos efforts convergent vers un seul et même thème comme l’éradication de la violence, trouver une solution contre les voitures mal stationnées, etc.

Anissa: Cette première BD traite de plusieurs sujets différents, mais pourquoi ne pas plus tard se concentrer sur des sujets plus précis et plus complexes? La transparence par exemple est un thème très vaste, ou encore l’environnement, les élections, le patrimoine…
Et puis on aimerait bien en faire un film animé aussi… Tout est permis, et on peut encore rêver!
Selima: Chez nous, les idées foisonnent! D’abord on veut créer de vrais personnages (pas en résine). L’idée s’est aussi d’organiser des concours. Pourquoi les idées devraient venir seulement de nous? C’est aux citoyens aussi de soulever des idées. Nous on est juste pourvoyeurs d’énergie, de moyens, de supports, d’organisation, de fédération, et de soutien.
Le lancement de la bande dessinée se fera le samedi 5 octobre à partir de 14h dans la salle de cinéma de l’Africa, "pas dans une salle de conférence, pour rester dans cet aspect ludique". Un atelier d’écriture sera ensuite organisé dans la rue, devant la librairie "El Kitab". 
Par Rebecca Chaouch - Source de l'article HuffPost Maghreb  

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