Essentiellement produits au Japon et aux Etats-Unis, les jeux vidéo ont longtemps perpétué des images stéréotypées du monde arabe.
« Je suis Rachid du vent turbulent. Retenez bien mon nom ! » Mardi 16 février, l’éditeur japonais Capcom a commercialisé Street Fighter V, la nouvelle génération d’une série de jeux vidéo de combat née en 1987. Cas rare dans l’industrie, elle met en scène un héros issu du Moyen-Orient, que Capcom avait présenté le 11 septembre 2015.
Le Moyen-Orient, un marché émergent
Rachid, le nouveau personnage de « Street Fighter », est pensé pour le public de la péninsule Arabique. Capcom |
Capcom imagine alors un fauconnier virevoltant, non sans tâtonner. « Les soucis étaient surtout dans les détails. Un peu comme quand un développeur occidental essaie de dessiner un Japonais, et lui attribue un mauvais kimono », explique Yoshinori Ono. Mais il peut s’appuyer sur les conseils du distributeur régional du jeu, par exemple pour la manière de nouer la guthra, la coiffe.
Clichés orientalistes
« Prince of Persia », en 1989, reproduit et distille dans le jeu vidéo les clichés orientalistes du cinéma et de la littérature. Broderbund |
Le progrès est net. Longtemps, les jeux vidéo se sont contentés d’une représentation fantasmée du Moyen-Orient, issue de l’imagerie orientaliste du XIXe siècle. Prince of Persia (1989) en est le plus célèbre exemple. « Les Perses ne sont pas arabes, mais il est important de le mentionner, parce que dans l’esprit de nombreux Occidentaux, son héros est considéré comme d’origine arabe », pointe Aïda Amer, une ancienne employée d’Ubisoft, dans un article du site oriental Qahwa Project.
The Magic of Scheherazade (1989), Arabian Nights (1993), Al-Qadim: the Genie’s Curse (1994), ou encore Beyond Oasis (1995) s’inscriront dans cette même veine, caractérisée par des motifs récurrents : turbans, chameaux, danseuses du ventre, oasis, califes et bédouins.
« L’orientalisme recrée la société islamique comme une entité exotique et intemporelle », analyse dans une étude le chercheur tchèque Vít Sisler. Cette représentation s’est même immiscée dans des jeux aux paysages urbains occidentaux, à l’image du français Les Aventures de Moktar (1991).
Un problème de visibilité
Même dans les jeux mettant en avant des héros non blancs, comme « McDonaldland », l'immigration d'origine arabe n'est pas abordée. Ocean |
Depuis ses débuts, le jeu vidéo a ainsi longtemps échoué à représenter la population arabe — alors que de très nombreux jeux comptent des héros ou personnages principaux blancs ou asiatiques, voire noirs, de McDonaldland (1992) à The Walking Dead (2012).
Pourquoi une telle différence ? Parce qu’aux Etats-Unis, premier marché mondial du jeu vidéo, l’immigration en provenance d’un des vingt-deux pays de la sphère arabophone est quasi nulle : 1,2 million de personnes sur 281,4 millions d’Américains. Au Japon, terre de production historique, la population d’origine étrangère n’est même que de 0,5 %, toutes nationalités confondues.
Dès lors, le jeu vidéo a longtemps pu relayer des clichés. Les chercheurs Philipp Reichmuth et Stefan Werning l’expliquent également par son statut de « média négligé » : faute de reconnaissance culturelle et de discours extérieur critique, les stéréotypes y sont reproduits de manière plus désinvolte que dans des médiasreconnus, plus surveillés.
L’ennemi autorisé
Les évolutions géopolitiques ont même empiré la situation. La guerre du Golfe puis le 11 septembre 2001 ont donné naissance dans l’imaginaire collectif anglo-saxon à la figure de l’Arabe soldat, puis de l’Arabe terroriste. Les exemples sont légion : War in the Gulf (1993), Delta Force (1998), Conflict: Desert Storm (2002), Full Spectrum Warrior (2004), Conflict: Global Terror (2005), Call of Duty: Modern Warfare (2007)…
Dans les années 2000, l’industrie du jeu vidéo et l’armée américaine se rapprochent, soit pour recruter (America’s Army, 2002), soit pour justifier la « guerre contre la terreur » (Kuma/War, 2004). Des jeux qui tiennent le même rôle que le cinéma des années 1940, celui d’un instrument de propagande. La figure de l’Arabe terroriste devient dès lors « l’ennemi autorisé ».
Dans les années 2000, l’industrie du jeu vidéo et l’armée américaine se rapprochent, soit pour recruter (America’s Army, 2002), soit pour justifier la « guerre contre la terreur » (Kuma/War, 2004). Des jeux qui tiennent le même rôle que le cinéma des années 1940, celui d’un instrument de propagande. La figure de l’Arabe terroriste devient dès lors « l’ennemi autorisé ».
Même les jeux grand public, comme la trilogie Call of Duty: Modern Warfare (2007, 2009, 2011), ne se donnent pas la peine de mettre en perspective les hypothétiques motivations des actions de ces ennemis attitrés. Vít Sisler relève l’étrange paradoxe des superproductions qui portent une extrême attention aux détails techniques et graphiques des armes, mais sont muettes quant à la contextualisation du conflit et de ses enjeux géopolitiques.
Expression des peurs de l'Amérique de l'après-11 septembre 2001, « Call of Duty: Modern Warfare » amalgame Moyen-Orient, dictature et terrorisme. ACTIVISION |
S’agissant de la religion musulmane, Vít Sisler dresse un inventaire accablant de sa représentation :
« Les discours dominants présentent de manière écrasante les fidèles de l’islam comme une menace. L’islam est régulièrement associé au terrorisme, la représentation des musulmans ordinaires est marginalisée, et le cadre scénaristique qui prédomine est celui du conflit. »
Contre-propagande pro-palestinienne
Face à l’omniprésence du terroriste arabe dans les jeux vidéo américains, certaines voix tentent de s’élever. Surtout sur la scène locale, par exemple chez Afkar Media, un studio syrien auquel on doit Taht-al-ramad (2001) et sa suite Tahta al-Hisar (2005). Le premier met en scène la première intifada : après avoir été pris dans une fusillade de civils par des soldats israéliens, le joueur doit rejoindre la résistance palestinienne.
« Taht-al-ramad », un des premiers jeux arabes tentant de contrer l'imagerie des productions bellicistes américaines. CAPTURE D'ÉCRAN |
« Les joueurs [du Proche-Orient] étaient intéressés par un jeu offrant un point de vue différent, alors que tous ceux disponibles, comme Delta Force, supposaient de tirer sur des ennemis arabophones, disait en 2005 Radwan Kasmiya, le responsable du studio.
« Tahta al-Hisar », en 2005, met en scène la cause palestinienne, du point de vue d'un studio syrien .AKFAR STUDIO |
Les joueurs arabes ressentaient un malaise, une amertume après avoir fini ce genre de jeux, comme un sentiment de culpabilité, vous voyez ? » Cinquante mille copies en auraient été distribuées.
Le jeu vidéo devient ici aussi instrument d’embrigadement. La branche Internet du Hezbollah, parti chiite libanais pro-iranien, produit et distribue régionalement Al Quwwat al-Khasa (2003), qui glorifie ses combattants et la mort en martyr, puis sa suite Al-Quwwat al-Khasa 2: Al-Wa’d as-Sadiq (2007). Certains jeux sont plus cérébraux, à l’instar du stratégique Quraish, qui relate les débuts de l’Islam. Suyuf al-Janna devait quant à lui raconter le temps des croisades du point de vue du monde musulman. Mais son studio, Afkar Media, a fermé en 2006.
« Assassin’s Creed », cosmopolite et policé
« Assassin’s Creed », cosmopolite et policé
Par un étrange retournement de situation, c’est finalement un éditeur occidental, le français Ubisoft, qui aborde le premier l’épineux sujet du temps des croisades, dans Assassin’s Creed (2007). Le jeu est d’une audace inattendue pour une production occidentale : le joueur n’incarne pas un templier chrétien, mais un musulman ismaélite membre de la confrérie des Assassins, Altaïr Ibn La’ahad. Pour Aïda Amer, il est « le meilleur exemple d’une représentation positive des Arabes dans un jeu vidéo ».
Même encapuchonné et édulcoré de toute référence religieuse, Altaïr Ibn La’ahad est le premier héros arabe d'une superproduction occidentale. UBISOFT |
L’équipe de développement compte plusieurs anciens d’Ubisoft Casablanca, plus sensibles à une représentation équilibrée et apaisée. A l’image du Français Vincent Monnier, globe-trotter du jeu vidéo :
« A l’époque dépeinte dans le jeu, Jérusalem était une ville où se croisaient les trois religions monothéistes majeures, et pour moi c’était important d’avoir l’islam, le judaïsme et la chrétienté. »
Mais le jeu, développé dans l’Amérique du Nord post-11 septembre 2001, n’échappe pas à une certaine autocensure. « Nous avions de très belles scènes, très poignantes, qui ont malheureusement été édulcorées », regrette Vincent Monnier. Et de citer les personnages qui parlaient dans la rue en arabe, ou la reconstitution d’un enterrement musulman, disparus.
Même le héros Altaïr n’aura finalement d’arabe que le nom : visage encapuchonné, il n’exprime que de manière discrète son origine, comme s’il s’agissait de ne pas exclure le joueur blanc occidental. Sa religion est également mise de côté. Comme le relève la chaîne YouTube Jeux Vidéo & Histoire, « Altaïr est le fils d’une chrétienne et d’un musulman. Difficile de faire plus neutre ».
Un prince saoudien contre les stéréotypes
Le jeu vidéo arabe peut se faire subrepticement subversif, comme ce projet saoudien. NA3M |
« Malgré l’émergence de représentations esthétiques et sociales plus fidèles dans les jeux vidéo, il doit être dit que la représentation d’une véritable authenticité ne viendra jamais de développeurs japonais ou occidentaux. Si les Arabes et les musulmans cherchent une représentation authentique, ils doivent s’en charger. »
Une jeune scène indépendante commence à émerger. Des exemples récents de productions innovantes — tel le projet Saudi Girls Revolution, avec ses huit Saoudiennes qui combattent un empire arabe dystopique — montrent comment le jeu vidéo peut se réapproprier ses représentations, parfois en jouant avec les contraintes politiques.
Financé par un prince saoudien et codéveloppé au Danemark, le jeu va même jusqu’à mettre en scène une héroïne lesbienne, prenant le contre-pied total des représentations traditionnelles.
Par William Audureau - Source de l'article Le Monde
Par William Audureau - Source de l'article Le Monde
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