"Les Années Spoutnik", tome II : "C'est moi le chef !", de Baru (Casterman, 2000). | CASTERMAN |
Epris de réalité, le 9e art n'a jamais autant ouvert ses cases aux questions des flux migratoires et de la mondialisation. Le phénomène n'est pas totalement nouveau néanmoins. Autant en Europe qu'aux Etats-Unis, l'histoire personnelle de certains auteurs a largement nourri les interactions entre migration et récit graphique. Ces relations sont au coeur de l'exposition « Albums », que propose le Musée de l'histoire de l'immigration, à Paris, jusqu'au 27 avril. Petite sélection de séries et personnages emblématiques.
Le Sabir Teuton des « Katzenjammer Kids »
Publié en France sous le nom de « Pim Pam Poum », « The Katzenjammer Kids », comic strip américain, met en scène deux garnements, Hans et Fritz, qui n'ont de cesse de jouer des tours à leur tante (appelée Die Mama dans la version originale). La plupart des personnages (dont Der Inspector ou Der Captain) s'expriment dans un sabir à consonance germanique. Créée par Rudolph Dirks, un ressortissant allemand installé aux Etats-Unis, la série apparaît dans le New York Journal en 1897. « Comme quoi l'immigration s'est trouvée très tôt au coeur de certains récits, note Gilles Ollivier, l'un des commissaires de l'exposition. Eux-mêmes migrants, de nombreux lecteurs de journaux américains pouvaient ainsi s'amuser à s'y reconnaître. »
En raison d'un conflit entre l'auteur et les éditeurs, la série sera par la suite réalisée en parallèle par un autre dessinateur d'origine allemande, Harold Knerr. Celui-ci édulcorera son folklore teuton pendant la première guerre mondiale à cause du sentiment antigermanique qui traverse le pays : « L'Allemand était devenu un ennemi extérieur et n'était plus un composant de la cultureaméricaine. » Sous le pinceau de Knerr, les personnages seront même hollandais pendant quelques années. Un recueil de quelque 300 strips est paru chez Michel Lafon en 2012.
Les Slimani : le racisme à la première personne
Les Slimani, famille algérienne installée en France, traverse de manière récurrente l'oeuvre du dessinateur et scénariste Farid Boudjellal, né à Toulon en 1953. Son apparition remonte à 1983 et à une planche commandée par le quotidienLibération à l'occasion de l'arrivée à Paris de la « marche des beurs ». « On y voit un père de famille algérien discuter à table avec ses sept enfants, rappelle Gilles Ollivier. En quelques cases, Boudjellal décrit l'illusion du retour au pays chez les immigrés de première génération et la conviction, chez les jeunes de deuxième génération, que leur pays à eux s'appelle la France. »
"Petit Polio", tome II: "Mémé d'Arménie", de Farid Boudjellal (Soleil, 2002, réédition Futuropolis, 2006). | DR |
L'aîné des Slimani, Mahmoud, double fictionnel de Farid Boudjellal, est le protagoniste de la série « Petit Polio » (Soleil, 1998-2002), surnom donné en référence à la maladie qui affecta l'auteur comme le personnage. « Boudjellal a donné la parole à l'immigré. C'est lui qui raconte ce qu'il vit, à la première personne, et notamment le racisme », souligne le commissaire.
Les années Spoutnik : ouvrier d'abord
Fils d'un ouvrier italien venu travailler dans la sidérurgie lorraine, Hervé Barulea, dit Baru, a relaté son enfance à travers cette tétralogie (Casterman, 1997-2003). Son action, inspirée de la Guerre des boutons, se déroule dans une cité ouvrière peuplée de familles italiennes, polonaises, yougoslaves, maghrébines… Les unes et les autres brocardent leurs origines respectives : les Polonais traitent de communistes les Italiens, qui voient les Algériens comme des égorgeurs du FLN… « Mais tous se retrouvent derrière deux causes communes : la lutte pour le maintien des hauts-fourneaux et l'amour du sport, observe Gilles Ollivier. Il y a, chez Baru, une adéquation entre la mémoire immigrée et la mémoire ouvrière. Ses personnages sont d'abord des ouvriers avant d'être des immigrés. »
Persépolis élargit le champ
Née en Iran en 1969, Marjane Satrapi a 10 ans quand éclate la révolution islamique et 14 ans quand ses parents l'envoient en Autriche. Son témoignage autobiographique, Persepolis (L'Association, 4 tomes, 2000-2003), connaît un énorme succès public et critique, encore amplifié par son adaptation au cinéma, en 2007, coréalisée par l'auteure elle-même.
« Pour la première fois, nous avons là le récit d'une femme liée à l'immigration. Il faut savoir que plus de 50 % des migrants sont aujourd'hui des femmes », indique Gilles Ollivier. En encourageant la BD de reportage et les récits à la première personne, L'Association a élargi le champ des libertés narratives en matière de bande dessinée. « La thématique de l'immigration en a bénéficié et s'est développée avec l'apparition de nouveaux personnages : le clandestin et la femme. Persepolis est le marqueur de ce phénomène. »
Aya de Yopougon : le point de vue africain
Scénarisé par l'Ivoirienne Marguerite Abouet et dessiné par Clément Oubrerie (Gallimard, 6 tomes parus, 2005-2010), cet autre récit féminin n'est, lui, que partiellement autobiographique. Contrairement à sa créatrice, arrivée en France à l'âge de 12 ans, la belle Aya vit toujours dans son quartier populaire d'Abidjan. L'immigration n'en est pas moins présente à travers plusieurs personnages, notamment Innocent, un coiffeur pour dames qui s'exile à Paris afin de mieux vivre son homosexualité. « L'histoire se déroule avant les lois Pasqua et propose un point de vue africain à la question migratoire, ce qui n'est pas si fréquent », précise Gilles Ollivier. La série a également été transposée à l'écran, en 2013. Preuve que 7e et 9e arts encouragent, eux aussi, les mariages mixtes.
Par Frédéric Potet - Source de l'article Le Monde
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